Albert Flocon, un géomètre et graveur de Bauhaus

Le Bauhaus était un endroit essentiellement poéti­que, où nous vivions une vie communautaire prenante, où l’on se sentait à l’abri du monde extérieur hostile, où se produisaient constamment des événements inouïs, preuves de créativité comme on dirait aujourd’hui, où l’on inventait sans même s’en rendre compte parce qu’on était parti dans des directions inhabituelles. L’at­mosphère était poétique et amoureuse à la fois, et les souvenirs de mes vingt ans sont liés à toute une sphère de désirs, où l’élan vers autrui était un ingrédient, un mobile, une raison d’être d’une force extrême. — Albert Flocon

Berlinois né en 1909, Albert Flocon fut renvoyé de Bauhaus en 1931 sous des prétextes fallacieux qui masquaient une épuration des étudiants dont les opinions politiques déplaisaient au régime nazi. Il militait pour le parti communiste sous son nom de naissance, Albert Mentzel. Le nettoyage n’épargna pas l’école, fermée définitivement en 1933. Plus tard, l’ancien élève fuit en France pour échapper au délit d’art dégénéré, et dix ans après, il est arrêté, emprisonné [NDLR : merci à Catherine Ballestero pour la rectification], sa femme et sa fille aînée sont déportées ; elles seront assassinées mais lui survivra. Plus tard encore, il disait que l’artiste « qui n’œuvre pas dans l’industrie culturelle, ces platitudes à perte de vue, est plus seul que jamais ». Il ne mâchait pas ses mots, ce rescapé graveur et géomètre, je ne lui jette pas la pierre, son point de vue sur l’horizon monotone me semble familier. Sa passion le conduisit loin dans son art et bien qu’endeuillé par l’ombre de ses mortes, l’exil ne lui ôta pas la volonté de soutenir ses convictions. C’est triste, et pourtant, quand il vivait parmi eux, les étudiants de l’école Bauhaus avaient l’air tellement heureux en 1927.


S’il est souvent dit qu’Escher admirait Albert Flocon, et que Gaston Bachelard devint son ami, Paul Éluard fut autant séduit. Le poète aimait les livres d’artistes célèbres, des albums qui réunissaient les illustrations créées autour de ses poésies, à moins qu’il les écrivent pour accompagner leurs œuvres. En 1949, Éluard enlumina de courts poèmes un recueil de dessins qui l’effrayaient et l’attiraient, le premier livre du graveur encore inconnu, Perspectives (éd. Maeght), la transcription des cauchemars de la guerre qui le hantaient.

Gravure et poème X, Flocon & Éluard, Perspectives.

 

…………………..X

La créatrice étincelante
La mère du plaisir incarné se dressait
Dehors dans le palais d’air clair
Elle était maigre et nue et bleue
Femme tendue comme le jet de l’amour même

Un frisson la retient de trouver un refuge.

 

 

Albert Flocon, qui avait tour à tour écrit et peint, qui s’était enthousiasmé pour le théâtre avant de s’engager dans la gravure, exerça lui aussi la profession d’enseignant de l’art, on lui doit une étude en 1961 sur la fabrication des imprimés et la typographie, L’univers des livres. Il mourut à Paris en 1994.

Bauhaus, école de design, par Lionel Richard (éd. Somogy), est un ouvrage probablement peu technique, déjà daté, 1985, mais aisé à se procurer. L’abondance de documents iconographiques et l’intérêt pour l’histoire de ce lieu d’études de l’art et de tous ses enseignants et élèves, célèbres ou non, que l’auteur a tenu à rapporter offrent une bonne introduction, je pense, à la signification et l’importance de cette institution particulière qui dura moins de quinze ans : 1919-1933.
Je le lis dans le désordre, et je ne le rangerai pas tout de suite.

5 réactions à “Albert Flocon, un géomètre et graveur de Bauhaus

  1. Je découvre votre texte avec un très grand retard. Je voudrais juste corriger une erreur : Albert Flocon ne fut pas déporté – il n’était pas juif – mais emprisonné à la prison Saint-Michel de Toulouse, seules sa femme et sa fille aînée ont été déportées et gazées à Auschwitz parce que juive.
    Catherine Ballestero, fille d’Albert Flocon

    1. Regardant un documentaire sur Kessel, et voyant celui ci avec un porte cigarette à la main, le souvenir de mon professeur de dessin M.Flocon m’a poussé à ouvrir mon iPad afin de faire une recherche. Je découvre alors un homme hors du commun qu’aucun de ses élèves n’aurait imaginé tant il était discret pour ne pas dire secret. Je garde de lui un excellent souvenir.

  2. Nul retard ! Je vous remercie beaucoup d’avoir pris le temps de lire ce trop court hommage à votre père et d’apporter un éclaircissement sur une période aussi sombre pour lui et pour vous, encore aujourd’hui. Albert Flocon était un artiste qui embellit la vie.
    Me voilà très émue, ne sachant qu’ajouter sinon merci.

  3. « … cette institution particulière qui dura moins de quinze ans : 1919-1933. »
    Vue la date, on sait à cause de quoi et à cause de qui. :[

Répondre à Frantz Balinski Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.