je retourne en Patagonie

Cherchez, cherchez… l’unique danger qui se trouve dans cette maison, c’est la poésie.

 
Je prends congé, je rentre
chez moi, dans mes rêves,
je retourne en Patagonie
où le vent frappe les étables
où l’océan disperse la glace.
Je ne suis qu’un poète
et je vous aime tous,
je vais errant par le monde que j’aime :

dans ma patrie
on emprisonne les mineurs
et le soldat commande au juge.
Mais j’aime, moi, jusqu’aux racines
de mon petit pays si froid.
Si je devais mourir cent fois,
c’est là que je voudrais mourir
et si je devais naître cent fois
c’est là aussi que je veux naître
près de l’araucaria sauvage,
des bourrasques du vent du sud
et des cloches depuis peu acquises.

Qu’aucun de vous ne pense à moi.
Pensons plutôt à toute la terre,
frappons amoureusement sur la table.
Je ne veux pas revoir le sang
imbiber le pain, les haricots noirs,
la musique: je veux que viennent
avec moi le mineur, la fillette,
l’avocat, le marin
et le fabricant de poupées,
Que nous allions au cinéma,
que nous sortions
boire le plus rouge des vins.

Je ne suis rien venu résoudre.

Je suis venu ici chanter
je suis venu
afin que tu chantes avec moi.

— Pablo Neruda, El Canto General*

 

 

Les poètes engagés clament un discours poétique et refusent d’être maîtres du destin de ceux qui les écoutent. Leurs chants subversifs résonnent sincères dans l’oreille du peuple et empoisonnent les politiciens à la bouche emplie de dents en or et de parjures. Des poches de leurs costumes sur mesure, les enragés de pouvoir sortent les mains armées qu’ils dissimulaient, car ils assassinent la poésie en temps de guerre et de tyrannie, ai-je toujours affirmé avec la fermeté du romantisme incurable. Et longtemps j’ai rêvé écrire avec sincérité « je retourne en Patagonie » pour tourner le dos à la face imbue d’elle-même du vieux continent.

Pablo Neruda, l’homme au béret à Paris en 1949, photo de Marcos Chamúdes.

La photo illustrant la citation : Pablo Neruda en compagnie de son chien devant sa maison d’Isla Negra. Les militaires commandés par Pinochet la fouilleront le 14 septembre 1973, et l’ami de Salavador Allende assassiné l’avant-veille les apostrophera sans désarmer la poésie.

* Traduction de Claude Couffon, Gallimard.

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