Entre deux moulinages intensifs pour pousser Prépare la paix, j’ai réalisé que j’étais devenue une vétérane des projets indépendants et sans le sou – Bestiaire humain, SOS Terre et Mer, Fiction –, pour lesquels je refuse autant de pratiquer le léchage de bottes que la pression. De toute manière, incapable de mendier ou de manipuler, j’invite seulement à accompagner, à s’intéresser, une attitude qui n’est pas de saison puisqu’on me reproche, à mots couverts ou beaucoup plus agressifs, de ne pas jouer au jeu libéral.
Ne pensez-vous pas qu’il est curieux de me reprocher d’agir au-dehors des règles dominantes qui écrabouillent les minorités ?
Je mouline d’autant plus depuis que j’ai encore chopé au passage, il y a quelques jours, une attaque en règle contre l’anthologie par un fan de SF indigné de l’initiative en faveur de SOS Méditerranée : « c’est de la politique », contrée mollement, car c’est visiblement compliqué de soutenir Prépare la paix, ce brûlot humanitaire. Ce type en profitait pour passer ses théories dignes de Zemmour (rien de politique, évidemment…).
Je suis toujours ahurie lorsqu’on critique ma politisation prétendue « extrême » pour des projets littéraires soit uniquement indépendants, avec le risque casse-gueule que ça implique, soit humanistes : sauvetage en mer, action pour la paix, soit une ouverture pour les nouvellistes et les romancières débutantes, du féminisme appliqué, pas du blabla.
Faut-il croire que je dépasse les bornes politiquement admises pour ces motifs : préserver la vie, la paix, le féminisme pratique, la porte ouverte aux nouvellistes débutants ?
Ce serait une belle absurdité.
Faut-il croire que cette politisation n’existe pas dans les bouquins imprégnés d’esprit guerrier, d’ordre dynastique, ou à la gloire d’élus prêts au pire pour arriver à leur fin qui est « juste » alors on leur donne l’absolution ?
Désolée si ça vous gratte, mais présente et puissante, cette politisation existe et fait de l’argent en flattant un état d’esprit dominant depuis des siècles. Oh, on cause de féminisme, d’ostracisme sexuel et de racisme, mais les faits imprimés poursuivent la gloire du tiroir-caisse au travers de mâles blancs égotistes comme l’horrible Napoléon, ou comme Lovecraft, Herbert, Heinlein, Howard, Asimov, et bientôt, les cerises : Simmons (on frôle dangereusement l’all-right, là) & Card (un mormon homophobe !), tous portés sur la vague audiovisuelle américaine intoxiquée par Trump et consorts. Pourquoi le souvenir des vents du changement soufflés par la dianétique me revient en tête ? Changer pour mieux demeurer identique ? Devrions-nous être convaincus que ces auteurs défendent encore aujourd’hui le futur qui chante grâce aux nouvelles interprétations contemporaines ?
Ouch.
Outre que j’estime facile de marcher dans les pas déjà gravés dans le sol, une opinion qui n’engage que moi, il y a de quoi s’étonner, car ces hommes ont écrit des fictions imprégnées de leurs convictions. Qu’on lise leurs romans, qu’on y prenne plaisir, qu’on parle d’eux, bien sûr, mais qu’ils investissent le devant de la scène en 2021, martelés par d’aucuns à grand renfort publicitaire et médiatique, oubliant la réalité sociale qu’ils véhiculaient, ou plus lamentable, la travestissant, eh bien, c’est un acte politique, et de bien plus grande envergure que tout ce que j’ai pu réaliser au cours de mon activité littéraire.
Bien sûr, j’avoue me demander comment peut-on se persuader de semer la graine d’une évolution sociale en agissant en thuriféraires modernes de romanciers qui ont bénéficié de leur position dominante – sans même qu’il soit nécessaire d’évoquer leurs idées racistes, antisémites, homophobes, antiféministes, voire leurs comportements blessants et agressifs dans la réalité. C’est un fait historique de nos sociétés occidentales : ils ont profité de l’attention et du soutien de leurs pairs, de l’aide littéraire et de la promotion médiatique, refusés à bien plus de la moitié de l’humanité hier. Que l’on poursuive aujourd’hui, c’est triste quelque part.
Cependant, une autre question me trouble : comment peut-on en nier l’aspect politique que l’on me reproche ?
Cette dernière interrogation m’emplit de perplexité.