Je devrais sortir plus souvent dans mon village, les gens sont gentils avec moi, spontanément. Je ne sais pas pourquoi je me replie, inquiète. Pour ne pas lire sur leur visage les exclusions prêtes à jaillir, je crois. Et je commets de la sorte un délit de faciès blâmable comme celui que je redoute.

Déserte, ma rue sinueuse s’ensoleillait à la lumière dure d’un matin sec de l’hiver, les ombres plaquées sur les murs de brique et le bitume. Je l’ai remontée au milieu de la chaussée, avec l’idée absurde, quand j’ai entamé le virage sans visibilité, que dépourvue d’ouïe, je risquerais ma vie en marchant à cet endroit. La Poste, contre toute attente, a ouvert de nouveau un bureau, la gazette de la mairie disait donc vrai. L’autre poste, celui de la police municipale a déménagé à côté, loin de l’Hôtel de Ville, pour veiller sur le minuscule centre qui héberge la vie communale : l’école, le gymnase, les petits commerces, une Bibliothèque pour Tous désuète, l’église aussi, et le cimetière, tous ces endroits de passages et de rencontres. Je connais deux des trois agents, le plus âgé et le plus jeune, de braves types, souriants et rassurants, alors pourquoi auraient-ils changé ?

Au bistrot, presse et tabac, une affichette scotchée à la porte vitrée annonçait en gros caractères tracés au feutre : Charlie épuisé ! L’humour involontaire de l’annonce m’a chatouillée. Quand je suis entrée, les habitués m’ont comme toujours jeté un regard curieux et plutôt bienveillant, la buraliste m’a saluée d’un bonjour sonore, et en me donnant la plus grosse boîte de tubes pour cigarettes, elle s’est marrée : « Sans hésiter, elle prend le grand format, et elle a bien raison. » Je suppose que sa remarque complétait la conversation en cours avec la bavarde accoudée au comptoir, elles riaient toutes les deux. Pas bégueule, j’ai souri aussi, et remercié intérieurement Cortázar. C’est grâce à son Cronope serveur de frites par sept, trente-deux ou quatre-vingt-dix-huit que, sans méditer à sa question de taille — comme le Fameux qui ne mangea rien pour n’avoir pu choisir une commande précise et envoya voir ailleurs s’il y était le garçon obéissant —, j’ai déclaré intrépidement que je voulais l’énorme étui ; on ne sait jamais.

J’ai hésité sur le trottoir venteux, une minute à soupeser mon désir de visiter l’épicerie, j’aime beaucoup moins la boulangerie de la chaîne… son nom m’échappe. Les employés renfrognés appliquent là-bas une politesse d’usage, mais leur aigreur est pardonnée quand on entend, derrière les grands fours, leur petit chef invisible, lequel nous croit sourds et hurle ses ordres. Une vendeuse persiste à se montrer joviale, heureuse femme de nature. Je me demande parfois si sa bonne humeur résistera aux appétits de la machine à manger les sous, seulement occupée à répéter le mode d’emploi aux clients âgés qui s’empêtrent entre les orifices avec leur monnaie et leurs billets. Leur mine en apprend long sur leur stupeur quand ils tâtonnent le distributeur de tickets, rougissent d’avoir encore oublié qu’il ne prendra pas leurs cinq euros, puis se raidissent avec un bref sursaut lorsque les pièces dégringolent et cliquettent le long de mystérieux tuyaux pour déborder du réceptacle en forme de bassin. Réduite au rôle d’emballeuse de lots, deux achetés, un gratuit, qui n’arrangent pas l’économie en y réfléchissant bien, la dame tend les pains et sourit… elle est peut-être aussi mécanique ?

Sur la marche en bas de la porte, l’épicerie comme un gros bonbon poivré sent déjà bon les saveurs emmêlées. Le mélange à l’intérieur est organisé pour circuler sans se heurter, mais pas assez pour perdre l’aspect d’un bazar familier, encombré par les arrivages quotidiens de fruits, de légumes et de denrées nécessaires à confectionner quelques plats familiaux de la cuisine arabe. La sortie des écoliers n’avait pas encore sonné, assis derrière la caisse enregistreuse dans la boutique vide de clients, le jeune homme d’astreinte à la surveillance de l’heure creuse bâillait. Devant lui, un casier trônait à la place d’honneur sur la table centrale, couvert de figues fraîches présentées dans du papier de soie ; un ami en parle si souvent que je pense à lui chaque fois que j’en vois. Le prix indiquait 9,90 euros, j’ai demandé si elles étaient goûteuses. Le garçon s’est approché, il m’a répondu qu’elles étaient délicieuses, puis plus bas, d’un ton désolé, il ajouta qu’elles se vendaient très cher, le prix valait pour 500 grammes. Parfois, le renversement de rôle use d’effet comique, loin de m’indigner, je l’ai consolé en lui réclamant deux fruits qu’il a emballés avec soin. Et puisque j’étais venue pour ça, il m’a servi deux loukoums, à la rose s’il vous plaît, c’est un achat de gourmande. À la caisse, j’ai tendu ma pièce, 1,92 euro le tout. Me rendant mes huit centimes, il m’a offert un troisième loukoum, pour la route. Surprise — mon air ahuri l’a fait sourire —, de perdre mon rôle usurpé à son tour, gâtée comme une enfant par un gamin qui pourrait être le mien. Il ne fera pas fortune, mais il a décuplé la mienne avec une douceur qui n’a pas de prix.

Je suis repartie en traversant hors du passage clouté, car il oblige le piéton, pour l’emprunter, à un vaste détour et j’avais froid. Sur l’îlot que peignent les zébras au milieu du carrefour compliqué entre trois rues, j’attendais qu’une voiture passe pour m’engager, elle s’est arrêtée. Derrière son pare-brise, l’automobiliste a dessiné de la main un large signe cérémonieux comme un chevalier en armure, et je vous jure que lorsque je le remerciai, en hochant la tête à hauteur de son destrier à quatre roues, il m’adressa un clin d’œil souriant ! Je ne sais pas pourquoi j’ai mérité tant de générosité ce matin, mais en longeant le parvis de l’église, devant la plaque aux morts pour la France, j’ai croqué dans mon loukoum en aspergeant de sucre glace ma veste noire.

Voilà pourquoi, triste idiote coincée entre deux portes, après une semaine chargée de courriers endeuillés, j’ose souhaiter le bonjour au monde ! un peu tard dans l’après-midi, c’est vrai. Moins triste, mais toujours idiote, ne rêvez pas, je raconte encore ma vie pleine de trous, prétendait ma grand-mère couturière.

Un jour, là.

Janvier 2015

 

Une gestuelle d’Oskar Schlemmer (1888 – 1943), artiste allemand du mouvement Bauhaus, déclaré  » artiste dégénéré » par les Nazis en 1937. Il vécut les dix dernières années de sa vie « dans un état d’émigration intérieure, comme si un rideau de silence » l’avait recouvert, écrivit son ami Max Bill à sa mort.

2 réactions à “Un loukoum à la rose

  1. Ben il est où le bouton like ? Oh, y’en a pas ? Grmbl, je retourne sur Facebook, alors… 😉 Ou alors je fais un coeur avec les doigts… 😀

    1. Non, il n’y en a pas, ni pouce à lever, et c’est vraiment bien, puisque j’ai un commentaire tout entier à lire !

Répondre à Leo Dhayer Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.