Les raisons pour lesquelles je m’étais mise en quête d’informations sur le réseau ont pâli au fur et à mesure que je découvrais des motifs imprévus pour m’amuser, m’extasier et m’engager dans d’autres recherches afin de me livrer à la plus douce occupation de l’internaute : la sérendipité.

Plus tard, je reviendrais sur le sujet qui me préoccupait, des livres, bien entendu. Pour l’instant, place au Journal de Paris, le premier quotidien moderne — La Gazette de Renaudot est son ancêtre — en France, créé en 1777 et imité du périodique London Evening Post, encore plus ancien (1727) — ce qui ne manque pas d’ironie, car en 1804 les Anglais prenaient cher dans les colonnes parisiennes. Fabriqué en papier chiffon au format d’un livre, le Journal de Paris publiait sur quelques feuillets destinés à être reliés les informations internationales, régionales et de la capitale, les billets d’humeur, les faits divers dont la valeur anecdotique n’a jamais perdu la faveur du public, quelques critiques artistiques, de rares historiettes, le programme des distractions nombreuses quand les théâtres et les cercles ne désemplissaient pas… et les petites annonces qui se nommaient à l’époque « les petites affiches », l’une d’elles m’est tombée sous les yeux.
L’annonce parut le dimanche 29 pluviôse de l’an XIL, obligeamment précisé sur page de la une comme un 19 février 1804. Elle fait suite à l’information du jour, la déclaration scandalisée d’un attentat heureusement déjoué contre le Premier consul, autrement dit Bonaparte en pleine ascension, que nos voisins d’outre-Manche sont accusés d’avoir commandité sans aucun fair-play. Elle est imprimée dans les dernières pages après l’énumération impressionnante des spectacles donnés dans les théâtres aux alentours du boulevard du Temple, celui que l’on nommera bientôt le boulevard du crime pour ses pièces tragiques et pour ses traquenards bien réels dans les ruelles qui l’environnaient.



Chaque fois que je découvre tous ces palaces de la gaîté, j’imagine la foule d’auteurs, d’acteurs, d’acrobates, de musiciens, de métiers invraisemblables pour distraire les flâneurs, d’emberlificoteurs et d’escarpes aussi, tous ces baladins qui vivaient souvent mal, mais peut-être heureux de leur misère depuis le XVIIIe jusqu’à ce que l’architecte Haussmann y mette bon ordre en détruisant le charme vénéneux de ce quartier populaire. Impossible de ne pas fantasmer sur la Cour des Miracles à laquelle on accède par l’impasse de l’Étoile, ou les rues de Grande Truanderie et de la Petite Truanderie qui établissent une hiérarchie imprévue du coupe-gorge, ou encore la rue aux Ours… Au milieu de Paris, que signale-t-elle : une compagnie soldatesque ancienne, un commerce ou une auberge, les montreurs de ces bêtes qui auraient pris possession du passage ? Qu’ils sont tristes, les noms, depuis que leur appellation de « lieu-dit » leur est ravie pour leur attribuer des patronymes célèbres ou des dates glorieuses, aussi instables que les gouvernements qui les baptisent.
Et justement, pour revenir à ma « petite affiche », le client qui la paya pour paraître dans le journal ce dimanche de pluviôse vivait près de là au 3e étage du n° 8, rue Thévenot, à deux pas de l’impasse et de la Cour des Miracles, un homme de lettres désargenté : comment pouvais-je résister à l’attrait épistolaire d’un alter ego d’il y a deux siècles ?

J’ai cherché, j’ai fouillé les archives numérisées, mais mon homme de lettres ne s’y trouvait pas, ou pas encore, ou il n’y sera jamais, son destin l’ayant emporté ailleurs, à moins qu’il n’ait pas vécu assez longtemps pour se transformer en libraire mieux nourri qu’un faiseur de vers. L’adresse m’a appris qu’un Corrézien né en 1787 avait habité au 2e étage, sa première résidence parisienne : Louis Duriez, Conseiller référendaire de 2e classe nommé en 1818 et marié en 1822, son troisième enfant naquit posthume, car il mourut en 1828 alors qu’il était interné pour démence. Avant de devenir fou en comptant les fortunes, le rond-de-cuir à la carrière désolante savait sûrement qui était son voisin s’ils habitaient tous deux cette maison vers 1810. Mais hypothèse de rêverie, tout cela ! Je me tournais vers l’adresse ; tangible, elle me donnerait mon content d’images, le XIXe demeure le siècle de la photographie parisienne.
Les photos existent. Bien sûr, elles ne datent pas de 1804, mais de la deuxième moitié de ce siècle quand rares parmi les passants sont les enfants de la révolution. Cependant, les bouleversements architecturaux qui commencent sur les plans d’Haussmann ne s’achèveront que bien plus tard, certains au tout début du XXe siècle. Si bien des choses ont changé sur ces clichés, la mode, les gouvernements et les moyens de locomotion, par exemple, les rues et les bâtisses demeurent encore ainsi que l’homme de lettres les a connues. N’est-ce pas émouvant de regarder la preuve de son existence ? Et de contempler le souvenir de tout un quartier disparu ?


Seul d’abord, l’artiste a le temps de prendre un cliché de l’atelier de Chromo-Typographie, une vue que nous autres fous d’édition enchante, et nous apercevons enfin le troisième étage de l’homme de lettres, montons pour obtenir de plus amples renseignements. À la suivante, les habitants ont repéré le photographe et posent pour lui.
Ces deux photographies sont proposées par les Archives de Paris, elles-mêmes créées à la Révolution française, sur son site intéressant, mais soumettant l’usager (et citoyen) à des obligations géographiques et trop souvent tarifées pour des reproductions mal restaurées ou pas du tout. Je maugrée et je ne risque pas de cesser quand je suis sur le point de vous parler d’un autre site, celui d’un particulier qui plus est de Montréal si loin d’ici, où j’ai admiré les plus belles reproductions de ce Paris ancien comme cette photo l’atteste. Nous y voilà, nous sommes à quelques mètres de la maison du nº 8, à l’impasse de l’Étoile, et tout à côté, rient et gémissent les vieux mendiants qui finissent leur vie dans la Cour des Miracles.

Comptez les pavés, scrutez les fenêtres pour distinguer les habitants, décryptez les inscriptions en partie effacées : on y vendait du charbon ? L’hôtel de l’Étoile propose des chambres et cabinets meublés à deux pas d’un fournisseur de cartonnages en tout genre et d’une fabrique de plumes pour parures. Les plantes vertes au balcon, un banc et un panier, deux seaux… Magie de la photographie, il suffirait d’un rien pour qu’elle prenne vie.
On pourra m’accuser d’imagination vagabonde, et je ne le nierai pas, mais le monsieur qui réalise ce splendide site à des milliers de kilomètres de Paris en montre tout autant. Elle lui a permis d’offrir plus qu’un panorama commenté, bien plus en vérité, car la somme des recherches qu’il a patiemment rassemblées pour construire un album virtuel de toute beauté — jetez un coup d’œil au colophon pour vous persuader de l’attention portée à l’esthétique — présente aussi une histoire passionnante et circonstanciée — les plans ! — de la biographie de notre capitale au XIXe siècle. L’auteur de ce travail admirable allie à l’intérêt de l’histoire la qualité des photographies en grand format qu’il restaure et améliore superbement, mais qu’il qualifie modestement d’interprétations, dans son avant-propos, pour mettre en garde les puristes de la recherche qui voudraient les employer… Je suis bluffée, enthousiaste et émerveillée, j’encourage vivement à visiter le site de Laurent Gloaguen, Vergue. Chapeau et merci pour cette belle surprise !
Homme de lettres anonyme, je n’ai pas le sou pour ta librairie, et je crois que tu t’en moques un peu, mais ta petite affiche a été lue avec attention. Vois-tu, rien n’a vraiment évolué à deux siècles de ton avenir. Pourtant, malgré l’inconfort de nos salaires et les maigres rétributions de nos activités alimentaires « de quelque rapport » avec nos goûts littéraires, nous continuons d’écrire à perte.