Si je gratte la mémoire, mord-elle ?

Alors que la réédition du roman La saison de la sorcière de Roland C. Wagner est annoncée, le souvenir d’un hommage en 2013 émerge dans un morceau du journal faussement intime que j’écrivais par bribes pour mes amis cette année-là. Puis ces quelques lignes ravivent plus d’un quart de siècle, aujourd’hui. La mémoire cyclique agit au présent bien après que la date est périmée.

Cher Journal intime,

C’est une déclaration d’amour, je ne sais pas si tu t’en remettras. Tu me connais bien, j’ai un cœur tout rose et palpitant, qui bat si souvent trop fort qu’il ressemble à un accessoire comique de Tex Avery. C’est embarrassant.

Roland C. Wagner, samedi 28 septembre 2013 fut une belle journée, elle le demeurera, comme l’époque formidable au début des années 1990 l’est restée,. La brume, le soleil, la pluie se sont partagé les heures, mais la chaleur a régné depuis le matin jusqu’à la nuit avancée.
La science-fiction… J’ai longtemps hésité à rejoindre, il y a plus de vingt ans comme aujourd’hui, une compagnie qui m’effarouche pour une raison si conventionnelle qu’elle s’alimente honteusement elle-même, une question stupide que jamais je n’ai posée à quiconque et, à l’avoir soupesée ces derniers temps, que personne de mes amis ne m’a jamais posée : ai-je un mérite quelconque qui m’autorise à faire partie de ce cercle qui m’attire comme un aimant ? Honnêtement, j’imagine qu’elle ne cessera pas de me hanter, comme un spectre malin, mais de nombreux exorcistes sont passés depuis la toute première fois, quand je me suis connectée sur le minitel.
Les deux premiers conjurateurs s’appelaient Brain Damage et Crazy Bird, des pseudonymes de guérilla urbaine dans ce que nous voyions à l’époque comme le prélude de la réalité virtuelle. J’étais venue établir quelques contacts assez peu légaux dans le trafic de programmes, modeste allégeance aux Replicants, lorsque j’ai découvert le forum Science-Fiction, ses clubs privés, ses membres totalement allumés. Mon pseudonyme Cirroco Jones, tout droit issu de la trilogie toonesque de John Varley, a peut-être bien influencé la destinée, mes passions déchaînées derrière la protection de l’écran minuscule ont sûrement déclenché le reste, je fus cooptée immédiatement par ces deux fous. Je n’avais aucune idée de la véritable identité de mes interlocuteurs, et je me fichais d’ailleurs de la connaître, tous ceux que j’ai rencontrés à ce moment partageaient le plaisir d’explorer les univers de l’imaginaire et cela me suffisait. Ces seuls lieux m’apparaissent toujours un espace de liberté que chaque humain modèle réellement avec les matériaux à sa disposition, des mondes alternatifs beaucoup plus riches que tous les arpents de terre recensés ; un terrain si vaste qu’il est impossible d’y survivre sans compagnons, le mérite n’y a pas sa place, il n’en a jamais été question, où le temps demeure une variable qui ne peut le gouverner, l’essentiel est d’y être. J’avais moins de trente ans, un cerveau en folie farci de SF, japanimes, jeux de rôle, cyberpunk et proto-geekeries informatiques, je suis devenue Cirroco Jones et je me suis ruinée en factures monstrueuses de cet ancêtre des réseaux sociaux.
Bien avant de devoir piteusement rendre les clefs du paradis virtuel aux instances économiques, Crazy Bird s’empara de la charge de passeur et empoigna heureusement par la peau du cou, littéralement, la planquée exubérante pour l’obliger à révéler la solitaire intimidée. J’ai su les noms de tous ces faiseurs de phrases affichées sur l’écran, j’ai rencontré Philippe Caille, Roland et tous les autres, car ils étaient nombreux, et d’autres encore qui écrivaient sur du papier seulement, les « rétros ». Ce sont devenus des amis chers, des amis que j’ai toujours. Ni l’absence ni la disparition, il n’y a eu aucun écueil qui n’ait jamais réussi à anéantir ces quelques années vécues vite, en urgence. Plus que de défendre les territoires de l’imagination, ces arrogants personnages avaient la prétention de les élargir, Roland en tête. Il se moquait bien de savoir qui j’étais, quand j’arrivais, ce que je ferais, il a simplement augmenté la place pour m’embarquer parce que je partageais cette conviction. Au-delà de nos goûts ou de nos styles de vie, c’est cet objectif qu’il a toujours prôné, affirmé avec force qui m’a séduite et confortée dans une approche encore instable, une attitude que j’ai adoptée définitivement. Nous faisions les andouilles, les clowns du binaire, un peu romantiques et dramatiques, puis je l’ai perdu de vue, mais pas de cœur. J’ai le sentiment, totalement subjectif, que j’aurais pu le recroiser à tout instant et reprendre le fil de nos idées où nous l’avions posé un instant. Peut-être parce que je suis convaincue qu’il aimait, comme moi, tout et toujours ce qui était sincère y compris ce qu’il n’aimait pas, parce qu’il pensait que rien ne doit être utile pour être indispensable ; je suis une grande sentimentale.
Pourquoi aujourd’hui, éprouver le besoin d’écrire cette espèce d’aveu, longtemps après, quand la journée a passé ? Les circonstances me mènent à la même boucle temporelle. Je suis troublée depuis quelques mois, parfois bousculée sévèrement, doutant de la place que j’occupe comme si je l’avais usurpée à des lieux, des moments, des personnes qui la méritent mieux, me méfiant de mes affections et de mes élans démonstratifs que je réprime avec autant de difficulté qu’il y a vingt ans et des poussières. Mal à l’aise en société et pourtant animal sociable jusqu’à la plus petite cellule, ce week-end, j’ai emprunté à nouveau ce chemin dans une version accélérée. En déroute et coupée du monde par une étrange manipulation du sort, Crazy Bird le passeur m’a embarquée de nouveau pour rejoindre au Petit-Clamart Brain Damage et sa compagnie de fous qui me conviennent. Que je les mérite ou non n’a aucune importance, c’est l’univers auquel j’appartiens.

Mon pauvre journal, tu secoues la tête avec confusion, voilà qu’elle fait dans l’ecchymose sensible, penses-tu. Je fabrique ce que je veux avec mes mots, tu n’es pas obligé d’appuyer sur le bleu.

Un jour, là, 23 septembre 2013.

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