Conjuguez-moi au futur présent
J’étais accoudée à ma fenêtre en train de regarder la guerre du feu d’en bas entre Roubaix et la ceinture 3e dan parisienne. Cette dernière menait par 4 à 0, aidée en cela par son nombre supérieur et sa connaissance quasi génétique des embouteillages. Ils envoyaient leurs $ ronds d’un pied puissant sur les masses laborieuses qui souriaient dès lors extatiquement. Derrière eux fusaient les seringues des plages azuréennes, lesquelles éclataient en mille pinceaux bourdonnants, fort occupés à butiner les pâquerettes de couche socioculturelle élevée.
La pluie matinale de gadgets tombait du ciel gaulois écrasant au passage quelques Kurdes attardées parmi les belligérants dont certains riaient en déchirant à belles dents leurs amendes salées, récoltées sur le périf’ par temps de nuit.
Comme les rires montaient vers moi en cascade ascensionnelle, j’eus la satisfaction de sentir qu’ils avaient été lavés au détergent garanti sans phosphate que l’on vend maintenant dans les boîtes de petits pois sans étiquette.
Absorbée par ce pur plaisir olfactif, Eugène surgi sans façon tira vivement mon attention, qui se débattit sans conviction, jusqu’à un monticule verbeux situé à la limite de mon champ de fiction.
Cerné de barbelés et de miradors, miné de trous de hobbits à tête chercheuse, cet endroit qu’une ombre indicible recouvrait semblait funéraire si j’en jugeais l’épitaphe stellaire : « R.I.P. Carnage Mondain ».
Mais ! Une voix tonitruante de moribond plein de vitalité brailla : « Merde à Dieu même si c’est réciproque ! » et je me débarrassai prestement de mon apitoiement superflu au profit de la campagne indienne nécessiteuse.
Au fond de moi-même, Catherine me susurra fort à propos : « As-tu pris ta pilule anti-man’guy ? » Je lui répondis illico que le problème se devait d’être traité à la racine et non occulté par d’illusoires palliatifs à résonance gadgétisée.
La tenant pour coite, Aristide le garçon boucher entra. Il me tendit un paquet volumineux et me dit simplement : « J’ai les foies ». J’y déchiffrai les augures de la journée : « Y’a pas, sans saint, le pouvoir, ça crée des complications* » que j’aurais pu interpréter autrement. La Roue tourna.
J’étais accoudée à ma fenêtre…
Le 27 mai 1991
*AAAPA 105, le pouvoir sacré des complications.
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À la suite d’un engagement, puis d’un autre, auprès de gardiens des archives de la science-fiction en France, j’ai trié un carton exhumé des années 1990 ; à l’ouverture s’échappèrent les parfums de cénotaphe d’une quarantaine d’opuscules un peu obscurs, l’AAAPA. Dans cette publication de courriers collectifs, semblable à un échange de mails recueillis par un groupe privé et loquace, j’écrivis ce texte au commencement de cinq années de participation. Ce jour-là, je répondais à tous les messages de la manière la plus intime, personne ne le remarqua sauf un contributeur, je lui suis encore reconnaissante d’avoir gentiment déclaré qu’il aimait. Je n’ai pourtant pas réitéré l’essai pour éviter de gâcher le papier de mes tentatives maladroites, à tort ou à raison. Mais ceux qui furent surpris, beaucoup plus tard — vingt ans après le dernier numéro de l’AAAPA —, de découvrir un pan muet en public de mon romantisme échevelé ne peuvent me rétorquer l’avoir tenu au secret absolu. Si je n’ai jamais su attirer l’attention sur mes désirs, ils ne lisaient pas vraiment non plus, après tout.
Baste ! Le temps payé ne revient plus. Par contre, la boîte de petits pois a subsisté pour être enfin mangée dans Bestiaire humain en 2015. La constance de mon imaginaire inconscient me ravit, « Cyclade » se métamorphose en métaphore interne. Ou le hasard joue aux échecs avec moi sans jamais me mettre ni pat ni mat. Peu importe, je suis heureuse de ma ténacité, car malgré mes incertitudes, jamais je n’ai renoncé à cultiver ce jardin farouche et solitaire.