La caractéristique majeure du réseau social est sa mémoire de poisson rouge.

Tant que j’étais abonnée à Facebook, cette réflexion souvent partagée avec quelques ami* se vérifiait chaque jour, la parole écrite au quotidien ne possède ni la durée des mots imprimés ni la chaleur de la conversation orale. Elle se dilue, soluble dans l’immense brassage aqueux du courant que deux milliards (il paraît) d’utilisat.* provoquent, dont peu mesurent l’importance, d’ailleurs. Perdu à l’intérieur d’un gigantesque aquarium, l’alevin emporté par le banc n’a pas la moindre chance de se faire entendre par d’innombrables yeux à moins de frétiller sans cesse en expirant des bulles vers le ciel, comme les phylactères dans les bandes dessinées.

Tout au moins, la réflexion vaut pour l’alevin persuadé qu’il est là pour communiquer et non pour jeter des informations dans les flots, comme les pierres plates à la surface de l’eau en espérant qu’elles ricocheront.

En deux semaines de retraite, j’ai vu se tarir à grande vitesse tous les contacts avec de vagues relations, mais aussi avec mes ami*. Aucune surprise, je savais à quoi m’attendre, la réaction est humaine, elle se produit depuis toujours quand on se retire de la vie publique — et le sachant par expérience, j’avais pris soin de conserver une passerelle. La rapidité a pourtant décuplé, l’accélération s’avère prodigieuse, tout de même ! Il y a quinze jours, j’envoyais un message et obtenais un retour dans la journée. Aujourd’hui, j’attends les réponses, certaines depuis mon départ les autres avec un délai grandissant, trois jours au minimum à présent. Et encore, mon attente n’existe que parce que j’ai expédié le mail initial.

Aujourd’hui, mon compte a disparu définitivement de l’affichage de Facebook, même si je ne me leurre pas, son archive subsiste quelque part. Cependant, Facebook n’a plus le droit qu’il s’était alloué d’en utiliser le contenu publiquement. Mince victoire dans la bataille perdue pour conserver à chacun le contrôle de sa vie privée. Une victoire pour l’instant : la dérive vers l’autoritarisme assure de moins en moins le respect de notre ego dématérialisé dépourvu d’un droit comparable à l’habeas corpus qui protégerait nos esprits depuis toujours virtuels.

La contradiction de mes ratiocinations doit vous apparaître, ô rare lect.* ! La réflexion désabusée d’utilisatrice de Facebook était trompeuse, le réseau social n’oublie rien, au contraire, il emmagasine chaque donnée, la trie et l’emploie pour améliorer sa visibilité mondiale et son emprise commerciale sur deux milliards de personnes pendant qu’il sature ses client*, bien incapables d’en faire autant. Il surcharge ainsi leurs capacités mémorielles, bombardées chaque jour, remplies et débordées, et l’overdose perpétuelle réduit leur mémoire à celle d’un poisson rouge, lequel n’imagine plus d’autre interaction avec son propre monde qu’à l’intérieur de l’aquarium fabriqué de toutes pièces, artificiel, construit par une entité incommensurablement plus grande que lui pour son bénéfice exponentiel.

Shitalors.

 

* Suite aux revendications et débats, j’ai choisi, lorsque je m’adresse à l’humanité et non particulièrement à l’une de ses quelconques parties qui pourraient s’estimer supérieures à cause de la langue française, d’ôter les terminaisons « genrées », a contrario, j’en suis consciente, de beaucoup qui préfèrent en rajouter, pour des raisons antagonistes, par-dessus le marché. Enfin, quand j’y penserai.
 

Henri Matisse : « Femme devant son Aquarium » 1922.

9 réactions à “Mémoire d’un poisson rouge

  1. Sur un thème connexe (l’enfermement au sein des réseaux sociaux plutôt que la mémoire de poisson rouge de ses membres), j’avais envie de faire un billet de blog ces jours-ci. J’y ai renoncé en me disant que l’enjeu ne valait pas le temps que j’aurais sacrifié à l’écrire. J’ai préféré me dire que j’en ferai plutôt une nouvelle qui s’intitulera « Jours heureux dans le camp retranché », que j’écrirai… quand j’aurai le temps (et l’envie).

    1. Une nouvelle ? Chic ! 🙂
      Je tournicote, dans mon fauteuil à roulettes, et désœuvrée, je mets en forme des billets de rêveuse à bascule. ^^
      J’ai écrit une nouvelle connexe à la tienne, pour continuer la spirale des fictions. Il me semble bien te l’avoir envoyée, comme remplaçante sur le terrain du Novelliste si la première ne te plaisait pas. Son titre est « La dune ».

  2. Je ne sais pas à quel point ce comportement est répandu, mais j’ai constaté que lorsque l’un de mes amis quitte facebook, je prends plus le temps de lire son blog ou son site internet. En tout cas, de mieux lire. Les réseaux sociaux ont leur avantages, on peut mieux jouer sur la dilution et le flux pour écrire, mais le blog reste indispensable, on y revient toujours. On se permet peut-être plus de lire plus en diagonale quand les personnes sont actives sur Facebook. Fausse impression de s’être intéressé aux écrits alors qu’au final, on ne les aura que survolés.

    1. Je ne sais pas non plus, alors disons que nous sommes plusieurs sujets à ce comportement, d’une manière plus ancrée dans notre manière de vivre. Sur FB, je tentais toujours de lire avec attention, mission impossible quand les contacts s’amoncellent. Et puis j’ai fini aussi par réaliser que mon attention déplaisait à pas mal de contacts, plus intéressés par une espèce de claque (comme au théâtre) très bizarre, pour moi en tout cas. En fin de compte, je crois que l’erreur, soigneusement entretenue par FB, est de penser que le réseau social permet une communication partagée entre personnes alors que c’est un moyen, un outil commercial, au même titre que le service téléphonique. Et j’avais de plus en plus l’impression de travailler pour ce service comme une employée de démarchage en ligne, gratos en plus,au lieu de téléphoner pour mon usage privé et discuter avec un autre individu. Ne plus travailler pour ce réseau me file une méchante impression d’être au chômage, mais tout ce temps restitué m’offre l’occasion de souffler, c’est déjà pas mal. Puis, effectivement de cesser de croire que je peux « chevaucher la crête du changement » mondial, universel, ou je ne sais quoi, pour intervenir dans son déroulement, et plutôt spécialiser mon attention sur ceux qui m’entourent et ce qui me tient à cœur. J’ai l’impression peut-être fallacieuse d’être plus efficace, et si je me plante, en tout cas d’éprouver le plaisir du partage de proximité, plus modeste mais bien agréable.

  3. Cela ne date pas d’aujourd’hui, mais j’ai toujours répondu moins et plus lentement aux billets de blog, ainsi d’ailleurs que j’ai peu fréquenté les forums. En revanche, je les lis avec une attention certainement meilleure que celle appliquée (ou non) aux réseaux sociaux. Mais je réponds toujours (sauf accident) aux mails, ce vieux système de communication que presque plus personne n’évoque. Bises, Christine !

    1. Oh mais je la connais bien ton attention, cher Dominique, elle m’a souvent réconfortée. 🙂 Et je n’oublie pas du tout les mails que j’utilise et que j’ai toujours utilisés, et même avant le clavier, avec un stylo, assez souvent pour garder jusqu’à un âge avancé la « bosse de l’écrivain » sur le doigt. Elle n’a jamais disparu, d’ailleurs, je viens de vérifier. ^^

  4. En fait, je m’aperçois que je traite un blog comme un article de revue ou de quotidien : je n’ai que très rarement été du genre à écrire aux revues. Et lorsque je critiquais dans Fiction jadis, je ne m’attendais pas au moindre retour. Pourtant, malgré tout, j’en ai eu ! Allez. Je devrais passer plus souvent et régulièrement sur Réduc. 😉

    1. Magnifique résolution ! Et je t’accorde un accès privilégié avec Réduc à vie. ^^ (oui, oui, j’ai bien vu la correction de coquille, mais rien à faire pour que je me prive d’une bêtise à écrire. 🙂 )

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