L’intégrité, une fiction ? — d’Ursula Le Guin à Oleg Sentsov

Je relis des romans d’Ursula Le Guin. La cité des illusions n’est pas le meilleur, même si les moins aboutis de cette écrivain sont meilleurs que beaucoup, beaucoup d’autres. J’ai dû lire ce roman, la première fois, il y a trente ans (la date d’impression du livre faisant foi, il est dans ma bibliothèque depuis),
On ne peut même pas prétendre qu’il s’agit d’un roman très « progressiste » selon les valeurs actuelles. Par exemple, malgré deux rôles féminins, il n’est pas question de leur émancipation, plutôt de leur conditionnement en fin de compte à obéir au plus fort malgré leur intelligence. Il s’agit surtout du destin d’un homme, amnésique rééduqué dans un milieu qu’on pourrait appeler populaire et rural, mais, quand il retrouvera la mémoire, un scientifique intellectuel de caste aristocrate. Typiquement individualiste, il luttera face à une conspiration millénaire d’extraterrestres, lesquels ont assujetti les humains parce que leurs esprits savaient mentir. (Derrière ce résumé lapidaire transparaît une préoccupation générale toujours d’actualité.)
Il me semble que Le Guin a d’abord préféré parler d’idées qui concernaient toute l’humanité dans sa fiction, estimant que les lecteurs finiraient par s’apercevoir que c’est une femme qui les développait, parce que c’était la vérité et la réalité. C’est une manière d’agir que je comprends. Mais je digresse.
Pour revenir aux idées, connaissant Le Guin, je n’ai pas été surprise du passage ci-dessous. Non, ce qui m’a frappée, c’est qu’un personnage créé en 1967 me rappelle Oleg Sentsov alors que je lisais dans mon lit, à mille lieues de notre monde, plongée dans un roman de science-fiction, quand Ramarren, le personnage central, cherche une issue.

Un espoir — espoir bien mince. Tout ce qu’il pouvait faire était de dire je veux survivre avec la conviction que cela pourrait se réaliser ; avec de la chance, il pouvait gagner la partie. Sinon…
Quelle chose ténue mais tenace que l’espoir — comme la confiance, mais encore davantage, pensa-t-il en arpentant sa chambre tandis que jaillissaient au-dessus de sa tête des éclairs estompés sans accompagnement sonore.
Dans une période faste, on fait confiance à la vie ; dans une période néfaste, on ne vit que d’espé­rance. Mais confiance et espérance sont de la même essence. Elles assurent l’indispensable communication de l’esprit avec les autres esprits, avec le monde et avec le temps. Sans confiance, l’homme peut vivre, mais d’une existence inhumaine ; sans espoir, il meurt. Lorsque la communication est supprimée, lorsque les mains ne se touchent plus, l’émotion s’atrophie et l’intellect devient stérile et obsédé. Le seul rapport unissant les hommes est alors celui de maître à esclave, de victime à assassin.
Les lois sont un rempart élevé par chaque peuple contre les impulsions qu’il redoute le plus en lui-même.
Tu ne tueras pas, cette loi dont les Shing se faisaient gloire était leur seule loi, tout le reste étant permis. Fallait-il en conclure que seul le meurtre les attirait vraiment ?… Redoutant en eux-mêmes ce penchant invétéré, ils prêchaient le respect de la Vie et finissaient par être dupes de leur propre mensonge.
Il n’était pas de force à lutter contre eux, à moins, peut-être, de leur opposer la seule qualité devant laquelle un menteur se trouve désarmé, l’intégrité. Il ne leur viendrait peut-être pas à l’idée qu’un homme pût vouloir désespérément être lui-même et vivre sa vie, qu’il lui fût possible de leur résister même s’il se trouvait à leur merci.
Peut-être, peut-être.

— Ursula Le Guin : extrait de La cité des illusions (City of Illusion, 1967) p. 172-173, traduction de Jean Bailhache, couverture de Wojtek Siudmak – édition Pocket, 1987.

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