Une poésie que je garde pour moi, car je n’ai pas envie de la partager avec les personnes qui n’ont jamais lutté que pour l’injustice qui les concernaient en ignorant toutes les autres, hier, aujourd’hui et demain. L’injustice n’est pas une souffrance qu’on s’accapare avec de l’indifférence pour celles d’autrui. Quand on veut l’éradiquer, la combattre est un engagement sur tous les fronts et chaque jour.
Nos défaites ne prouvent rien
Quand ceux qui luttent contre l’injustice
Montrent leurs visages meurtris
Grande est l’impatience de ceux
Qui vivent en sécurité.De quoi vous plaignez-vous ? demandent-ils
Vous avez lutté contre l’injustice !
C’est elle qui a eu le dessus,
Alors taisez-vousQui lutte doit savoir perdre !
Qui cherche querelle s’expose au danger !
Qui professe la violence
N’a pas le droit d’accuser la violence !Ah ! Mes amis
Vous qui êtes à l’abri
Pourquoi cette hostilité ? Sommes-nous
Vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l’injustice ?Quand ceux qui luttent contre l’injustice sont vaincus
L’injustice passera-t-elle pour justice ?
Nos défaites, voyez-vous,
Ne prouvent rien, sinon
Que nous sommes trop peu nombreux
À lutter contre l’infamie,
Et nous attendons de ceux qui regardent
Qu’ils éprouvent au moins quelque honte.
« Gegen die Objektiven » Bertolt Brecht, 1934
Et un deuxième poème.
À ceux qui viendront après nous
ΔVraiment, je vis en de sombres temps !Un langage sans malice est signeDe sottise, un front lisseD’insensibilité. Celui qui ritN’a pas encore reçu la terrible nouvelle.Que sont donc ces temps, oùParler des arbres est presque un crimePuisque c’est faire silence sur tant de forfaits !Celui qui là-bas traverse tranquillement la rueN’est-il donc plus accessible à ses amisQui sont dans la détresse ?C’est vrai : je gagne encore de quoi vivre.Mais croyez-moi : c’est pur hasard. Manger à ma faim,Rien de ce que je fais ne m’en donne le droit.Par hasard je suis épargné. (Que ma chance me quitte et je suis perdu.)On me dit : mange, toi, et bois ! Sois heureux d’avoir ce que tu as !Mais comment puis-je manger et boire, alorsQue j’enlève ce que je mange à l’affamé,Que mon verre d’eau manque à celui qui meurt de soif ?Et pourtant je mange et je bois.J’aimerais aussi être un sage.Dans les livres anciens il est dit ce qu’est la sagesse :Se tenir à l’écart des querelles du mondeEt sans crainte passer son peu de temps sur terre.Aller son chemin sans violenceRendre le bien pour le malNe pas satisfaire ses désirs mais les oublierEst aussi tenu pour sage.Tout cela m’est impossible :Vraiment, je vis en de sombres temps !
ΔΔJe vins dans les villes au temps du désordreQuand la famine y régnait.Je vins parmi les hommes au temps de l’émeuteEt je m’insurgeai avec eux.Ainsi se passa le tempsQui me fut donné sur terre.Mon pain, je le mangeais entre les batailles,Pour dormir je m’étendais parmi les assassins.L’amour, je m’y adonnais sans plus d’égardsEt devant la nature j’étais sans indulgence.Ainsi se passa le tempsQui me fut donné sur terre.De mon temps, les rues menaient au marécage.Le langage me dénonçait au bourreau.Je n’avais que peu de pouvoir. Mais celui des maîtresÉtait sans moi plus assuré, du moins je l’espérais.Ainsi se passa le tempsQui me fut donné sur terre.Les forces étaient limitées. Le butRestait dans le lointain.Nettement visible, bien que pour moiPresque hors d’atteinte.Ainsi se passa le tempsQui me fut donné sur terre.
ΔΔΔVous, qui émergerez du flotOù nous avons sombréPensezQuand vous parlez de nos faiblessesAu sombre temps aussiDont vous êtes saufs.Nous allions, changeant de pays plus souvent que de souliers,A travers les guerres de classes, désespérésLà où il n’y avait qu’injustice et pas de révolte.Nous le savons :La haine contre la bassesse, elle aussiTord les traits.La colère contre l’injusticeRend rauque la voix. Hélas, nousQui voulions préparer le terrain à l’amitiéNous ne pouvions être nous-mêmes amicaux.Mais vous, quand le temps sera venuOù l’homme aide l’homme,Pensez à nousAvec indulgence.