
Il y a quelques jours, je parlais de František Kupka, Tchèque de Bohême venu s’installer à Montmartre au début du XXe siècle, engagé par les revues satiriques puis s’engageant dans les régiments d’étrangers durant la Grande Guerre, son compatriote Ludvík Strimpl (1880 – 1937) suivit un chemin analogue depuis Prague. Les Français prénommèrent le premier François, Ludvík devint Louis que les amateurs de science-fiction connaissent pour sa saisissante couverture du roman de H. G. Wells, L’homme invisible publié en 1912 par Calmann-Levy. Les deux artistes fréquentèrent le même cercle, ils se connaissaient et partageaient plusieurs convictions, mais tandis que Kupka demeura en France, Strimpl s’éloigna des arts après la guerre. Ami du futur président de la Tchécoslovaquie, Tomáš Masaryk, il milita à ses côtés pour l’indépendance du pays et sa carrière politique prit le pas quand il devint diplomate.
L’homme invisible a connu de nombreuses éditions et rééditions, celle de la Nouvelle Collection Illustrée autant que les autres, cependant qu’importe la date, car le fascicule provoque un doux frisson de joie quand j’aperçois sa couverture. Parcourant le texte pour admirer encore les dessins de Louis Stimpl, je relis les passages qui m’éberluèrent, la violence exubérante de ce savant qu’on ne voyait plus, et je me rappelle un autre personnage comme un fils atavique quoique pas plus spirituel de Griffin, mais fidèle aux débordements que pourrait provoquer la possibilité d’agir en toute impunité : Serge Grivat, le dessinateur de l’Impasse-temps par Dominique Douay, qui découvrit un artefact pratique pour dominer le monde — la boucle est close, des écrivains aux illustrateurs.
Pour horrifier mes nombreux amis aux sens dominés par la griffe de fer des chats et le joug suave de leurs pattes de velours, un extrait choisi des vicissitudes exercées par Griffin… dont on peut quand même souligner qu’il torture avec sollicitude le chat de sa voisine.
« Ma première expérience porta sur un morceau d’étoffe, un chiffon de laine blanche. C’était bien la chose la plus étrange du monde, de le voir d’abord souple et blanc sous les jets de lumière, puis de le voir s’évanouir peu à peu comme un flocon de fumée, disparaître… J’avais peine à croire que j’eusse obtenu cela. J’étendis la main dans le vide apparent : l’objet était bien là aussi solide que jamais. L’ayant saisi maladroitement, je le laissai tomber à terre, je ne le retrouvai pas sans difficulté.
» Alors intervint une expérience bien plus curieuse. J’entendis un miaulement derrière moi ; je me retournai et j’aperçus, de l’autre côté de la fenêtre, un chat blanc très sale, étendu sur le couvercle du réservoir. Une idée me vint. « Oh ! toi, tu arrives juste à point ! » pensai-je ; et, la fenêtre ouverte, j’appelai le chat bien doucement. Il entra en faisant ronron : la pauvre bête mourait de faim ; je lui donnai un peu de lait. Toutes mes provisions étaient enfermées dans une armoire, dans un coin de la pièce.
» Quand il eut mangé, le chat fit en flairant tout le tour de la chambre, avec l’intention manifeste de s’installer chez moi. Le chiffon invisible l’inquiéta un peu : il fallait le voir cracher devant ! Je l’établis confortablement sur l’oreiller de mon grabat et je lui donnai du beurre pour faire sa toilette.
– Et vous avez opéré sur lui ?
– Parfaitement. Mais droguer un chat, ce n’est pas une petite affaire, Kemp… L’opération échoua.
– Échoua ?
– Oui, sur deux points, à savoir les griffes et la matière pigmentaire… comment cela s’appelle-t-il ? au fond de l’œil du chat… vous savez bien…
– Tapetum.
– C’est cela le tapetum. Cela n’allait pas. Après lui avoir fait prendre la drogue pour blanchir le sang, après lui avoir fait subir diverses préparations, je donnai à la bête de l’opium, et je la plaçai, avec l’oreiller où elle dormait, sur l’appareil. Eh bien, tout le reste s’évanouit, disparut ; mais il resta les deux petites flammes des yeux.
– Bizarre !
– Je n’y peux rien comprendre. Le chat était bien attaché, naturellement : il n’allait pas se sauver. Mais il se réveilla, encore engourdi et miaula doucement… On frappa à la porte… C’était une vieille femme qui demeurait au-dessous, et qui me soupçonnait de faire de la vivisection : une vieille, ruinée par la boisson, et qui n’avait plus rien au monde que son chat. Je pris vivement du chloroforme, j’en fis une application, et j’allai répondre à la porte. « N’ai-je pas entendu un chat ? demanda-t-elle ; mon chat ? — Ce n’est pas ici », fis-je très poliment. Elle n’avait pas grande confiance, et elle essayait de glisser un coup d’œil derrière moi dans la chambre : tout, en effet, était assez étrange pour elle, les murailles nues, les fenêtres sans rideaux, le grabat, le moteur à gaz en trépidation, l’éclat des points rayonnants et cette odeur de chloroforme dans l’air. Enfin, elle dut se contenter de ma réponse, et elle s’en retourna.
– Combien cela prit-il de temps ? demanda Kemp.
– Le chat ?… trois ou quatre heures. Les os, les nerfs, la graisse furent les derniers à disparaître, ainsi que l’extrémité des poils de couleur. Et, comme je vous le dis, le fond de l’œil, une matière visqueuse et chatoyante, ne s’en allait pas du tout. »