En mémoire de Joseph Altairac, avec mes remerciements à nos complices Philippe Éthuin et Guy Costes.
Et voilà, le canular littéraire commencé, il y a plus de dix ans, sur une boutade de Philippe Éthuin s’achève pour moi avec une mise en abyme promise à Joseph Altairac. L’affaire avait démarré comme une blague de bibliographes dont nous n’aurions jamais imaginé qu’elle prendrait dans ses rets d’innocents collectionneurs et de respectables universitaires.
Bien sûr, prétendre qu’une écrivaine, George Spad, et son livre, l’Homme chimérique, existaient vraiment en dehors de l’imagination de Serge Lehman pour la cause de sa Brigade chimérique, c’était plus crédible de la part de quatre érudits, ainsi que nous appelait Joseph, nourris à la vieille SF. Une biographie allumée de Philippe, des précisions régionales de ma part, l’assentiment public de Joseph, et un amasseur possédant des raretés, Guy Costes, parfait dans le rôle de l’heureux propriétaire d’un exemplaire : nous n’avions pas lésiné sur les détails. Ajouter une couverture à la mode des années 1920 au nom d’un éditeur bien réel mais quelque peu mystérieux, Louis Querelle, a chosifié notre chimère. Pourtant, nous n’avions pas escompté plus qu’un jeu entre copains.
Savez-vous que c’est très gênant de voir une couverture sur des sites sérieux quand on sait pertinemment qu’elle est factice, pour la bonne raison qu’on l’a fabriquée dans son arrière-cuisine ? — Mon collage probablement le plus absurdement célèbre. Et les trois affreux, quand je tiquais, saisie de vague culpabilité, me répétaient : « Mais non, tu ne dis rien ! L’affaire est trop belle. » Et aujourd’hui, elle fait l’objet d’un paragraphe sur Wikipédia…
À la fin, moitié boutade, moitié défi, j’ai fini par déclarer à Joseph que je l’écrirai ce livre, et sous le nom de George Spad, que notre affabulation verrait le jour. Vous devinez probablement ce qu’il m’a rétorqué avec son fameux petit rire : « Hé, hé, hé… », alors dès que j’en ai eu l’occasion, eh bien, je l’ai écrit, et ça le faisait bien rire quand il l’a su. Qui peut résister à une mise en abyme littéraire ?
Un peu trop tard pour lui filer entre les mains, à ma grande peine.
J’aurais aimé qu’on discutaille autour de mes choix pour mettre en scène une aventure de mutants, de savants fous, de pacifisme et même d’anarchisme, pendant la Première Guerre mondiale, avec des écrivains que les créations de l’imaginaire n’effrayaient pas, pas plus qu’ils craignaient d’affirmer en public leurs positions politiques, sociales et artistiques, Renée Dunan et Théo Varlet.
Je ne regrette en rien ma contribution à ce canular littéraire, je dois même avouer que j’en suis fière bien que sa place demeure modeste dans le genre. Nous nous sommes bien amusés.
Mon histoire d’histoire est précédée d’une préface, évidemment, que je vous livre ici. Elle ne dévoile rien du récit, elle raconte une autre fiction.
« Je suis seule au monde de mon avis, ce qui est loin au demeurant de me donner tort… » — Renée Dunan
Renée Dunan, femme de lettres française entourée de mystères, écrivaine anticonformiste dans tous les mauvais genres qui offraient à sa riche imagination la possibilité de les rédiger au féminin : aventures, fantastique, merveilleux scientifique, romans criminels ou érotiques. Originaire d’Avignon, sans que l’on sache rien de l’année de sa naissance ni de sa famille, des industriels cossus d’après les bruits qui courent, elle a vécu indépendante et par ses propres moyens dès sa sortie d’un pensionnat religieux, un peu avant la Première Guerre mondiale. Plus tard dans les années vingt, parfois décrite comme une pétroleuse, une femme sulfureuse, elle a envers et contre tous ses détracteurs acquis le respect de sa plume particulière, aussi bien en fiction romanesque que dans ses essais et articles. Féministe, anarchiste, naturiste et pacifiste, dadaïste, elle mit son impertinence et son érudition au service de sa passion littéraire sous d’innombrables pseudonymes, plus attachée au rayonnement de ses textes qu’à la pérennité de son nom. Elle mourut en conservant jalousement ses énigmes et s’arrangea même pour que l’incertitude plane sur sa disparition.
Lorsque Madame Leprince de Beaumont lui suggéra de confier enfin l’épisode incroyable qui la marqua à tout jamais pendant la Grande Guerre, Renée Dunan hocha la tête avec un sourire malicieux, car personne à la Ligue des écrivaines extraordinaires n’avait jamais soupçonné qu’elle l’avait raconté à son amie George Spad, laquelle écrivit l’histoire et la publia. L’émoi fut intense au Conseil des Anciennes, George Spad ne figurait nulle part dans les rangs de l’institution occulte : aux yeux du monde des vivantes comme de l’au-delà, elle n’existait pas !
La machinerie solidaire de la Ligue fut mise en branle afin de débusquer George Spad où qu’elle se dissimule. En vain. Cependant, l’écrivaine n’avait pas effacé toutes ses traces : apparue dans la bande dessinée la Brigade chimérique, de dignes universitaires en parlaient à mots couverts, personne ne s’accordait sur l’existence de George, sans pouvoir douter des informations transmises par Serge Lehman à propos de l’organisation des super-héros en France peu avant la Seconde Guerre mondiale. Sa piste vers les éditions Louis Querelle menait à un ouvrage d’une rareté exceptionnelle, l’un des trois derniers exemplaires fut subtilisé à un éminent collectionneur. Renée ne mentait pas, tout est dit de son effroyable aventure en 1917 dans l’Homme chimérique, paru en 1919 et rebaptisé aujourd’hui Renée Dunan contre les mutants.
Christine Luce
En mémoire de Joseph Altairac, avec mes remerciements à nos complices Philippe Éthuin et Guy Costes.
La véritable histoire commence ensuite, quand George Spad a raconté la vérité sur les terribles événements qui eurent lieu, pendant l’hiver 1917, nulle part en Flandre. Des choses si affreuses qu’elles bouleversèrent le destin littéraire de Renée Dunan et de Théo Varlet, et celui plus scientifique de deux dames dont l’anonymat demeure préservé pour l’instant. Sans oublier que cette extraordinaire mésaventure modifia à jamais le sort de plusieurs êtres humains dont la postérité n’a pas retenu le nom, mais qui n’en demeurent pas moins les meilleurs représentants de notre espèce.
Nulle part
« Ben alors, ballot, t’as jamais vu une dame écrire ?! »