À domicile, qui ne quittent jamais les abords de la maison, trois chats, trois femelles de caractère, défendent leur territoire contre les chiens, les oiseaux et les rats, et mènent la vie dure aux mâles, lesquels ont fini par choisir l’exil pour des contrées moins hostiles. L’un d’eux vient en visite de politesse, deux ou trois fois par semaine. Sa fourrure exhale un relent d’eau de Cologne et sa panse rebondie témoigne d’une alimentation riche en gâteries, son nouveau royaume lui assure des aîtres confortables. Ses courtisans le parent d’un collier frivole qu’il arrache et abandonne au seuil du portail, minant l’alentour boueux de clochettes liées à des fragments de ruban. Mais malgré ses efforts pour rejoindre en silence et en toute simplicité l’ancienne communauté, les chattes l’ignorent ostensiblement quand il pioche une bouchée dans leurs jattes, comme un renégat indigne d’attention. L’échine piteuse, il s’éloigne en louvoyant dans les herbes hautes et, sous leurs regards aveugles, disparaît vers sa bonne fortune par un trou du muret.
Les trois-là veillent cependant sur notre maisonnée avec la prunelle inflexible des Parques ; elles jaugent certainement nos capacités de survie et mesurent le temps qui nous est imparti pour les nourrir à satiété. Lorsqu’après un repas, je dépose un tribut extraordinaire de poulet, l’ancienne, couturée de cicatrices, et la plus jeune, hirsute et sauvage, accompagnent le rite du dépiautage de la carcasse par des miaulements encourageants, vite suivis de cris mi-feulés mi-étranglés d’impatience menaçante. Elles revendiquent les pattes levées puis tournent autour de moi comme autour d’un piquet de grève, elles haranguent la foule invisible puis me font trébucher. Lilith, dédaigneuse, ignore le manège, perchée à distance, elle semble méditer sur la marche bruyante de la société féline. Alors que je repousse les deux syndicalistes, une ombre grise surgit. D’une griffe, elle saisit un morceau de choix qu’elle emporte devant les museaux courroucés de ses compagnes de combat. Elle ne reviendra pas manger les restes, elle a pris son dû sans le réclamer. Lilith est une anarchiste, la propriété, c’est le vol.

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