En plein rangement de mes accumulations d’imprimés, je sors ce matin un roman d’aventures publié en 1933, Le moteur Chabassol. Boivin réédite le texte en 1935 sous la forme d’un cartonnage de prix scolaire bon marché, un médiocre décor géométrique rouge et or dont la pellicule réduite ne tarde pas à s’élimer. Le papier épais et rugueux typique de cette période, plus économique aussi, gonfle le volume artificiellement et reproduit grassement les illustrations.
Ce livre distribué dans les familles modestes par le truchement des établissements d’éducation est destiné à récompenser les enfants studieux et leur apporter en même temps qu’un loisir mérité, la morale incluse forcément. Le moteur Chabassol est écrit par Paul Cervières et illustré par Étienne Le Rallic, deux valeurs sûres de la presse pour la jeunesse, chez Montsouris en particulier (Lisette, La semaine de Suzette), et Geldage, Mame et Boivin, etc., d’obédience catholique.
Malgré sa réputation d’artiste entretenue par les thuriféraires d’un homme qu’il n’était pas vraiment, axée entre autres sur la maîtrise du mouvement et la précision de la morphologie animalière, surtout de chevaux, je connaissais déjà les accointances peu reluisantes de Le Rallic (1891 – 1968) pendant l’Occupation. Dessinateur pour le Téméraire (1943 – 1944), il est un pilier pour la revue Ololê (1940 – 1944) et la Collection de l’Hermine pendant la même période des éditions bretonnes Brittia, largement impliquées avec l’envahisseur nazi. De même, le sexe de Paul Cervières ne m’était pas inconnu, un pseudonyme qui dissimule Angélique Marie Turlo, épouse Bourcier (1876 – 1964), l’une de ces romancières pour la jeunesse agréée par l’autorité religieuse comme de la bonne lecture à mettre entre toutes les mains. Une femme récompensée par le prix de l’Académie en 1925 pour son roman Campés dans la montagne roumaine (Gedalge), ai-je lu ce matin.
Ce prologue pour expliquer qu’avertie par mes lectures nombreuses de l’époque, il m’en faut plus qu’une opinion réactionnaire pour m’indigner davantage qu’à l’ordinaire, elle était fort commune dans la presse catholique. Pourtant, l’extrait illustré qui suit dépasse les bornes de ma répugnance un peu blasée.
Le moteur Chabassol de Paul Cervières, Boivin 1935, p. 138 à 141.
Gérard, un enfant, a été enlevé pendant la nuit…
On se mit donc à la découverte de Gérard. Les autorités avisées se mêlèrent aux recherches, mais ce fut bien en vain qu’on fouilla les cases et les pirogues d’écorce cousue, les bazars et les échoppes, on ne trouva nulle trace de l’enfant, et il fallut bien admettre qu’un ravisseur diligent et prompt l’avait enlevé en quelques instants et que, déjà, il avait pris le désert… loin, bien loin sans doute. Pourtant, l’air à la fois goguenard et sournois de quelques indigènes ne cessait pas d’intriguer Cliquot. Qu’avaient-ils, ces moricauds, à leur couler en dessous des regards complices et soi-disant malins ? N’y tenant plus, il apostropha sans ménagements un laptot (celui qui dirige une pirogue).
— Hé ! toi, le beau blond, qu’est-ce qui te prend à nous regarder tout comme si nous portions un drapeau chinois au bout du nez ? Si tu as quelque chose à nous dire, parle, vieux frère, nous t’écoutons, et tâche de ne pas trop bégayer, si possible.
— Missié, j’ai à te dire….
— Quoi ?…
— Que le petit blanc….
— Après ?
— Il est….
— Vas-tu en sortir… il est où ?
Silence de l’indigène qui essaie de passer, tout comme s’il estimait en avoir dit assez…. Percy hurle positivement.
— Dites où il est, ou je boxe vous !…
Archibald essaie de la douceur, de la persuasion, du sentiment aussi.
— Le pauvre petite, il n’a seulement plus son maman.
Mais M. Agnelet connaît le chemin des cœurs, même lorsque celui-ci est tout simplement celui de la poche.
— Voyons, mon ami, si on te faisait un petit cadeau ?
Paroles magiques ! le laptot s’est arrêté, ses yeux brillent.
Henry agite du bout de ses doigts un savon rose tendre, une lampe électrique dont le feu brille malgré le soleil, et un collier de perles de couleur, à longs pompons de soie. Que de merveilles ! que de trésors !
— Le petit il est… je peux pas dire….
— Et pourquoi ? À toi tout cela, si tu parles !
— Grand chef beaucoup colère…. Tuer moi si je dire….
— Non, dit Henry, nous te protégerons.
— Attends, moi amener grand chef Z’Rabit.
Celui-ci, nègre de deux mètres de haut, arrive en se dandinant. Sa face de suie toute couturée grimace, ses petits yeux à fleur de tête clignent perpétuellement. Il a l’air féroce et bête. Cliquot a couru à l’auto, en a ramené une montre en « or », une paire de pantoufles d’un rouge vif à fleurs vertes, un chapeau et des gants. Autant de merveilles, devant lesquelles « grand chef » devient plus faible qu’un petit enfant. Henry va au-devant de lui. Le noir se présente tout seul.
— Moi Z’Rabit, grand chef !… qu’est-ce que ti veux ?
— Tout ça à toi — et notre ami désigne la montre, les pantoufles, le chapeau et les gants — si toi dire où se trouve petit blanc ?
— J’y vais dire… donne d’abord les « choses ».
— Voilà, prends ça, et puis encore, regarde….
Ce que regarde le chef, c’est une superbe jumelle….
— On voit par ce bout-là, et par ce bout-d….
— Oh ! jouli, jouli ! donne encore.
— Oui, quand tu auras rendu petit blanc….
Z’Rabit s’est drapé dans son long boubou blanc, ensuite il a chaussé ses pantoufles, mis sur son chef le chapeau haut de forme et, comble d’élégance, ganté ses mains noires de gants de chevreau blanc… trop petits, les gants entrent à peine, mais, charmé, le noir invite nos amis du geste.
— Toi venir, moi faire rendre petit blanc, par noirs beaucoup canailles… toi emporter beaucoup cadeaux, parce que eux beaucoup colère… allons, viens !
Si vous estimez mon écœurement à cette lecture trop véhément, passez votre chemin. Ce qui m’étonne, moi, demeure le passage sous silence des amateurs d’aujourd’hui de cet aspect d’un colonialisme puant et d’un racisme tranquillement asséné par la morale catholique. Ce qui m’étonne encore plus, chez ces amateurs plus avertis que je ne le suis, demeure leurs biographies non seulement nettoyées des faits qui font tache, mais aussi lorsqu’elles véhiculent par là-même l’amoindrissement de leur nocivité aujourd’hui quand les rédacteurs insistent, par contre, sur la bienveillance sociale de leurs idoles. Bien plus que ces auteurs et illustrateurs morts, leurs fans d’aujourd’hui m’indignent en voilant les informations qui dérangent leur passion, ils m’inquiètent quand internet colporte leurs jolis contes construits sur des omissions et des approximations, quand ces biographies édulcorées pour un passé réinventé altèrent la vérité que je préfère, douce ou dure, si j’espère améliorer mon présent et mon futur.
Passez, madame, passez ! fit cérémonieusement Cliquot qui s’effaça devant une grosse négresse traînant à sa jupe deux négrillons à ventre énorme, tandis qu’un bébé, qui avait tout à fait l’apparence d’un jeune singe, ballottait dans son dos…
Pour en revenir à Paul Cervières et ses services en littérature, je disais plus haut qu’elle reçut sous ce nom le prix de l’Académie pour Campés dans la montagne roumaine. On est en droit de se demander de quelle distinction il est question, car le fameux prix de l’Académie française ne lui attribua rien du tout en 1925, cependant, il s’agit bien d’une récompense ordonnée par l’aréopage fastueux des costumes verts avec bicorne à plumetis duveteux (35 000 euros à la confection, sans compter l’épée). Par curiosité, je consultais la liste de nos académiciens en 2017, les chaises vacantes me rappellent l’Assemblée désertée par les députés, je ne sais pourquoi, le mauvais esprit, sans doute. Le même état méfiant ne m’encourage pas à suivre le buzz autour du mot autrice, qui aurait probablement flatté Angélique Turlo, parce qu’il exista en 1634 et fut viré à la fin du XIIe siècle par des élus de la stature d’un Finkielkraut, siégeant là au jour d’hui quand il ne tente pas d’investir la nuit debout : que je sois damnée si je sollicite sa prétendue efficience immortelle sur mon vocabulaire !
J’aurais tant préféré que l’usage populaire fasse loi, si dans l’objectif d’améliorer notre société il faut préciser que j’écris avec mon cerveau et des ovaires afin de me différencier d’un auteur pourvu de testicules, pour devenir une auteure.
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Note ajoutée plus tard. Page 97, les méfaits de l’image d’Épinal chez les romanciers catholiques : dans un désert de sable écrasé par la chaleur torride, une jeune femme meurt.
Allons, un petit effort : le temps que les arbres poussent et se momifient, le corps refroidit… Non ? Vraiment, la physique élémentaire vous empêche d’y croire ? Mécréants !