Eugène Sue : Les légendes du peuple, Rouff, vers 1890.

Eugène Sue, un dandy de l’aristocratie impériale converti en socialiste : parler de conversion paraît étrange, mais il adopta ses convictions alors qu’il avait commencé à rédiger Les mystères de Paris, presque comme une révélation. Dès lors, ses feuilletons s’éloignèrent de la simple exploitation d’un réel talent littéraire pour l’employer à dénoncer les injustices sociales. Quand il entame sa dernière fresque populaire Les Mystères du peuple, il déclare : « Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’insurrection » et subit les foudres de la censure et du clergé romain furieux, mais il persiste tout au long de la rédaction entre 1849 et 1857. Il s’enfuit en exil dans les États de Savoie, après que Louis-Napoléon Bonaparte proclame la dissolution de l’Assemblée nationale, et quand il y meurt, c’est en libre-penseur, enterré dans la parcelle des dissidents.

Eugène Sue : Les misères des enfants trouvés, Rouff, vers 1890.

Ce préambule pour expliquer qu’il m’est difficile de me séparer des petits fascicules illustrés que Rouff publia dans les années 1890 en les dotant de nouveaux titres plutôt vendeurs : Les légendes du peuple rappelle La légende des siècles de notre Hugo national, et après Martin l’enfant trouvé, on notera l’analogie de la prononciation des Misères des enfants trouvés avec les célèbres Mystères de Paris. Les mémoires d’enfance du futur valet de chambre sont terrifiantes, Eugène Sue ne s’interdit aucun ressort dramatique pour fustiger la dureté criminelle des puissants et leurs raisons assujetties aux mobiles sordides de l’économie et de l’égoïsme. Toujours solidaire avec ses camarades d’infortune, Martin privé de soin s’élève au rang de valet, une position peu digne de son intelligence, mais réussira à conserver, parfois au prix d’une maîtrise difficile, un esprit tolérant et curieux. Rouff édita les œuvres d’Eugène Sue sous la forme de grands et beaux livres et parallèlement cette série de petits fascicules vendus périodiquement et à bas prix pour les bourses maigres. La publication modeste préserve cependant les nombreuses illustrations de Tofani — dessinateur très prisé de l’époque — comme celle-ci qui image la découverte du bureau du Docteur Clément, lequel vient de prendre Martin à son service.

« Le docteur était occupé à écrire, il me fit signe de la main de déposer le plateau sur une petite table voisine de son bureau de travail ; comme il ne me dit pas de sortir, je crus devoir rester pour le servir. En attendant ses ordres, j’examinai curieusement l’endroit où je me trouvais. C’était une vaste pièce carrée très élevée, sans fenêtre ; mais une partie du plafond, arrondi en dôme, étant vitrée, cette salle recevait seulement du jour d’en haut ; de grandes armoires vitrées garnissaient un des côtés de ce ca­binet, et renfermaient une magnifique collection anatomique. En face je vis une bibliothèque, sim­plement construite en bois de sapin jauni par le temps, et dont les rayons regorgeaient de livres de toute grandeur ; les innombrables signets de papier blanc qui dépassaient la tranche de ces volumes maculés, brisés, usés par un fréquent usage, disaient assez les longues et continuelles études du docteur Clément. Cette bibliothèque, sans doute insuffisante, refluait en piles ; de gros in-folio étaient çà et là rangés sur le plancher. Une autre partie du cabinet était consacrée à des collections géologiques et minéralogiques, ainsi qu’à des herbiers classés avec le plus grand soin. Dans un coin je remarquai encore un fourneau de chimiste avec ses accessoires obligés d’alambics, de cornues et de fioles rangées sur des tablettes. Enfin, faisant face à la table immense sur­chargée de livres, d’instruments de toutes sortes, de papiers, de cartons au milieu desquels le docteur Clément, toujours occupé d’écrire, était comme en­foui, deux portraits attirèrent mon attention. »

Osvaldo Tofani (1849 – 1915) : Misères des enfants trouvés, tome 11.

2 réactions à “Les misères des enfants trouvés

  1. Etrange similitude de destin avec George W. M. Reynolds, feuilletoniste anglais passé par Paris qui admirait Sue et s’en inspira pour écrire « The mysteries of London », qui firent sa gloire et sa fortune. Féval, a son tour, est censé avoir « adapté » l’oeuvre de Reynolds en français sous le titre « Les mystères de Londres ». Mais à part le titre, il n’y a en fait pas grand chose de commun entre les deux oeuvres, Féval ayant fait à partir de ce thème son propre miel. Une nouvelle de George W.M. Reynolds, ‘Le cercueil de fer’, manifestement influencée par Poe, figurera au sommaire d’un prochain numéro du Novelliste.

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