Les livres, Dante et moi, histoire morale

Ce témoignage poignant de mon purgatoire au ban de la société des grands lecteurs épicuriens ne doit pas disparaître. L’histoire remonte à trois ans quand ma vie fut un roman d’aventures à deux doigts d’expirer — à ne lire lors d’une attaque virale du même type que la mienne, auquel cas mon expérience pourrait être utile, sinon pour perdre le temps.

Un jour, là, en Février 2014

Le péché

Depuis deux ans, je ne lisais pour ainsi dire plus que des livres-documentation, ou des livres-apprentissage dans l’objectif précis et vertueux d’écrire mes propres publications, anxieuse de les améliorer toujours davantage. L’activité avait commencé agréablement, mais ma responsabilité, qu’elle engageait pour respecter mon futur lectorat, pesait lourd dans la balance et je m’obstinais à m’instruire afin de rédiger le moins de bêtises possible. Une chose terrible alors se produisit : je ne réussissais plus à lire pour le plaisir sans un sentiment de culpabilité écrasante. J’interrompais au bout de quelques pages, me sermonnant vertement sur le temps perdu. Un livre auparavant englouti goulûment en une soirée s’éternisait des semaines, je relisais les pages déjà parcourues pour les avoir délaissées un trop long moment, et toujours une voix désagréable prêchait en arrière-plan : « Tu perds du temps, tu perds ton temps… ». Parfois, je m’autorisais un récit court, poussant le vice jusqu’à vérifier le nombre de pages avant de le déchiqueter des yeux comme un glouton féroce, prête à montrer les dents à quiconque aurait eu l’audace de m’interrompre dans la curée. Lamentable.

Souvenir des jours heureux

Il y a quelques semaines, j’ai mis à jour le gouffre dans lequel je m’étais ensevelie après m’être frayé une lente descente aux enfers, j’ai réalisé que j’avais subi le sevrage insidieux de toute une vie de lectrice avide. Les images enfouies surgirent, le souvenir de mes nuits blanches avant d’aller à l’école, les heures volées jusqu’à celle qui mène au métro ou au biberon du petit matin, tout ce temps dépensé sans compter pour dévorer ce livre, et puis entamer le suivant, et parfois l’achever pour commencer celui d’après. Les livres ouverts sur les accoudoirs des fauteuils pour en grappiller quelques pages à tout instant, les livres éparpillés au pied du lit, les livres dans le lit, terminés pendant la merveilleuse grasse matinée du dimanche, avec les gamins débraillés qui se vautrent en murmurant les mots des leurs, le demi qui feuillette son polar ensommeillé encore, s’assoupit et niera avoir ronflé. Imperturbable, je lis dans le capharnaüm et le brouhaha, les tasses de café traînent sur le plateau, les miettes de pain démangent sous les reins, la tache de chocolat sur le drap…
Mais c’était le paradis !

La rédemption

Je sais que je ne lirai plus au paradis, le temps s’enfuit, se raréfie et son passé augmente en valeur sans que le prix à payer me paraisse exorbitant. Mais renoncer à cette lecture exubérante n’était pas plus sage que de s’infliger une automutilation cruelle sur un membre sain. À la vérité, je me recroquevillais, aigrie de tant d’abstinence, il fallait réagir. Les premiers jours de contre-endoctrinement furent éprouvants d’autant plus que je m’étais lavé la cervelle seule. L’attention égarée, je peinais pour abandonner cet état adulte qui oblige à n’employer son temps qu’à des activités sérieuses. Je décidai d’emporter le livre guérisseur à chaque mouvement, à le placer en vue, témoin et accusateur de ma résolution, et je l’achevai de haute lutte. Je lus le suivant en une semaine, et ceux d’après en quelques jours. Et aujourd’hui, je me déclare sauve. Débarrassée de mon encombrante culpabilité, j’ai lu un roman indispensable seulement pour avoir réjoui ma soirée.

La sérénité de la déraison

Pourtant mon paradis perdu l’est à jamais, la nostalgie demeure et me rappelle ma férocité primitive quand j’avalais toutes les histoires dans un festin permanent et sans couverts. C’est une époque révolue, j’ai vieilli et je joue avec la nourriture un peu repue, rarement affamée, mais lorsque le plat me plaît, chaque bouchée est un délice. Mes intérêts ont diversifié mon appétit et réclament leur menu de lecture-documentation, la métamorphose me convient, je savoure aujourd’hui des textes qui m’auraient laissée, plus jeune, sur ma faim inextinguible. Le problème s’était noué quand je m’étais convaincue de me consacrer à la lecture utile, comme à un travail nécessaire qui placerait ses avoirs pour en retirer des dividendes. Cela ne m’allait pas du tout, je ne suis pas économe, mais perfectionniste & paresseuse. Je m’interdisais de plaisir jusqu’à ce que la tâche soit accomplie dans l’ennui et la vertu, ce qui ne m’empêchait pas de sombrer dans la vacuité la plus complète pour respecter cet interdit — triste raisonnement de cellule monastique. Lire sans arrière-pensée me manquait, lire pour lire, lire pour le voyage sans me soucier de la destination.

 

Edouard John Mentha (1858–1915), Maid reading in the library, fin XIXe.

2 réactions à “Les livres, Dante et moi, histoire morale

  1. Poignant, en effet… Tu l’as échappé belle, et nous aussi ! Enfin, c’est du passé. Ouida serait fière de toi… ^^

    1. Wouah-whouah ! Je suis honorée. J’envisage pour mes vieux jours, de m’entourer de chiens pour fumer l’opium dans ma bibliothèque. 😀

Répondre à Christine Luce Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.