On sonne au portail, on tonitrue, on sonne encore, tous les chiens du quartier aboient pour signaler l’intrus qui pourtant n’a guère besoin de leur chœur endiablé pour s’annoncer. D’un doigt déterminé, il appuie sur le bouton et la sonnette redouble de vigueur.
En haut, j’étais décidée à ne pas réagir, les yeux engloutis dans l’écran, les oreilles sourdes à tout appel. Et puis la chienne, après un éternuement sans conviction, s’était tue, inutile d’interrompre ma tâche pour l’empêcher de se joindre au concert pénible des roquets voisins. Mais mon visiteur s’est obstiné :
« Holà ! Y’a quelqu’un ? »
Il a crié d’un ton jovial et derechef, a enfoncé ce fichu bouton.
Fataliste, j’ai conclu que j’étais là en chair et en os malgré mon esprit courant les doigts sur le clavier, alors je me suis levée. J’ai répondu aussi fort que lui.
« Oui, je suis quelqu’un ! »
Il s’est marré et m’a répondu qu’il venait comme tous les ans pour les sans-abri.
Bon sang ! Comme tous les ans, je n’ai pas un sou sur moi à part un peu de monnaie qui traîne dans mon tiroir.
Peu présentable, j’ai jeté un châle sur mes épaules pour masquer mon tee-shirt à trous, et je suis descendue lui parler, déjà confuse, déjà désolée. Il a ri encore et son visage, qu’on dit buriné pour éviter de mentionner des dégâts de l’alcool, s’est plissé davantage. C’est un grand type, il me dépasse d’une tête, et ses yeux ont ce bleu délavé qui a trop bu, qui a aussi trop vu, je crois.
« Pas grave, donnez-moi ce que vous pouvez, a-t-il claironné en refermant sa sacoche à journaux, ils vous remercieront. »
« Ils » car il n’en est pas un. Je ne sais pas où il loge, mais il est sûr de sa mission : il travaille, il aide ceux qui n’ont pas de toit ; lui, ça va. Je m’incline, il a raison même si je me sens ridicule avec mon minable pécule.
« D’accord. Écoutez, j’en ai pour une minute, vous m’attendez…
– Vous n’auriez pas une cigarette ? Si vous fumez, hein.
– Non, enfin oui, je les fabrique moi-même, si ça ne vous embête pas.
– Mais non. Faites-moi entrer, je vous accompagne. »
Alors là, je reste muette un instant. L’instant incertain, celui qui soudain vous place dans l’embarras, car la vérité demeure que je ne l’accueille pas comme il le faudrait, avec cette barrière entre nous. Qu’a-t-elle de répréhensible sa visite aussi peu furtive qu’une fanfare un jour de fête ? Dans le fond, bien moins inquiétante que les couples sinistres de sectateurs ou les démarcheurs d’agence immobilière. Et comme toujours, j’abandonne toute prévention sensée, ordinaire quand un tapeur vous taxe deux clopes au seuil de votre maison, je lui ouvre la porte. De toute manière, depuis quatre ans qu’elle est déglinguée, on ne la ferme plus.
Les chiens du voisinage ont fait silence, le mien jette un coup d’œil placide au visiteur et s’en retourne à son paillasson, les chats s’approchent, curieux. Leur accueil indolent me rassure, la nature animale a des talents que je ne possède pas, c’est le moment d’y croire avec conviction. Lui regarde mon potager anarchique, l’arbre échevelé, les bestioles, les jouets enfouis dans l’herbe haute et, justement, commente avec un à-propos confondant :
« Vous, vous aimez la nature. »
Je souris largement, un peu hésitante cependant sur l’authenticité du compliment qui me fait plaisir. En pensant au bazar du séjour, je lui désigne un siège de jardin, la température est douce autour de la table ensoleillée, puis je monte fouiller mon bureau et lui confectionner quelques cigarettes.
Quand je reviens, l’homme a l’air détendu, la chatte tigrée s’endort sur ses genoux.
« Vous voyez, moi aussi j’aime la nature, vous voyez bien. Et elle m’aime aussi. »
Gênée, je lui verse dans la paume la mitraille de pièces jaunes et lui propose un verre d’eau ou un café qu’il refuse.
« Non merci, j’ai de la route. Vous savez, c’est bien. Ils vous remercieront. »
Encore ce « Ils » dont il est l’ambassadeur. Il dépose doucement la bête par terre et se lève. Je m’embrouille un peu en m’excusant de n’avoir pas répondu à son premier coup de sonnette ; je travaillais, j’étais absente… Il rit avec bonhomie, répète ses remerciements lorsque j’essaye de le persuader que ça n’en vaut pas la peine. Quand haut la main, il gagne le duel verbal et prend congé, il se penche vers moi pour me claquer la bise, quatre fois ! Sa joue sent l’after-shave.
L’embrassade me parut si normale que je n’eus aucun recul, c’est seulement quand il eut franchi la porte que j’ai réalisé le déroulement cocasse et surtout émouvant de notre rencontre.
Avant de s’en aller, il m’a demandé ce que je faisais, comme travail. Je lui ai répondu avec une pointe de fierté :
« Je suis écrivain.
– Et vot’ mari ?
– Il est prof de maths.
– C’est bien, vous êtes heureux. »
Je n’ai plus douté de sa sincérité, j’ai invité un homme bien chez moi, meilleur que moi.

Un jour, là, le 17 septembre 2018

2 réactions à “Leçon de vie

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