Moulin à vent, ailes au sommet de la butte, roue à aubes, moulin à eau dans le creux de la vallée, j’aime les moulins anciens et leur cortège de meuniers endormis, de belles meunières auxquelles font la cour les jeunes coqs de village, la patte blanche que leur chèvre réclame au loup ou les souris installées dans leur grenier que poursuit le chat. Mais le moulin en ruines où se cachent les amours interdits, le moulin dernier vestige du hameau abandonné par ses habitants pour rejoindre la ville, le moulin investi par le diable et ses séides, enfin, je les aime aussi, comme le reliquat vivace encore d’un passé laborieux pour gagner son pain. La tendresse que je leur porte explique en partie mon émerveillement quand j’ai découvert Le moulin horloge, la nouvelle postée hier par mon ami l’Ours danseur – si nos emprunts aux bêtes de nos pseudonymes vous amusent, soyez bien sûr que nous aussi !

Mais la partie n’est pas le tout, car au-delà d’une attirance ancienne pour ce qui moud le grain, la nouvelle que Leo Dhayer a numérisée pour nous, Le moulin horloge, est une merveille qui se suffit à elle-même pour offrir un voyage en enfer d’une atroce et magnifique beauté. Oh non, le sang ne coule pas à flots et les membres mutilés que l’on croit apercevoir sont encore reliés entre eux aux torses et aux têtes ; les suppliciés sont heureux, d’ailleurs. Non, le moulin ne broie pas la chair, il a mieux à faire pour tenir le monde en son pouvoir, et l’écrivain l’a percé à jour au péril de son existence. Georges Eekhoud s’est maudit, assurément, pour l’écrire aussi bien pour témoigner du mal que moud ce moulin sans ailes à l’intérieur de ses entrailles — si mon lyrisme engrène l’amorce d’un sourire, souriez, je n’en prendrai pas ombrage.

Pour juguler un tel enthousiasme, il m’a paru nécessaire, indispensable, de le partager, et par n’importe quel moyen, engager d’autres lecteurs à pousser la porte du Moulin horloge. J’ai choisi un extrait pour la seule raison qu’il parle d’yeux et leur langage m’émeut, en espérant convaincre qui passera chez moi le lire ira découvrir la nouvelle entière À l’enseigne de l’ours danseur.

Ils sont donc trente pendards charnus, trente frelampiers dans la fleur de l’âge, qui émeuvent le moulin !

Chaque fois qu’il passe devant moi, un de ces moteurs humains, toujours le même, lance à haute voix le chiffre des révolutions exécutées par l’équipe. Il est l’aiguille principale de cette horloge, l’annonciateur des minutes révolues, le timbre monotone et discord, funèbre comme un glas. Ainsi tintent les clarines aux fanons des vaches égarées et coassent les clarinettes funambulesques.

Et chaque fois qu’il braille : un… trois… sept… treize…, c’est une minute à la sinistre horloge.

Et chaque fois qu’il arrive à deux cents, c’est une heure à l’horloge de la Malchance.

Alors il se tait et s’arrête tout court. Le surveillant réveille les deux clampins du grenier. Au-dessus un sac de grain s’écroule dans la trémie.

J’ai remarqué qu’en nous jetant le chiffre de ses rotations, le compteur se détournait de notre côté et que ses partenaires, en virant, nous dévisageaient à leur tour.

Malgré le clair-obscur, la brume et la poussière, ces yeux m’ajustent et me pénètrent. Il y en a de phosphorescents et de veloutés, de mouillés comme une pelouse crépusculaire, d’aigus comme la bise de décembre. Les uns câlins et raccrocheurs évoquent le luminaire des alcôves, d’autres angoissent et fascinent ainsi qu’une lanterne de coupe-gorge. Et dans ces visages glabres, blanchis par les longues claustrations, les yeux les plus pâles, les yeux d’azur et de rosée paraissent ténébreux et nocturnes.

 

Pieter Brueghel l’Ancien : Portement de croix, détail du moulin, 1564 (musée d’histoire de l’art de Vienne).

2 réactions à “Le moulin broie nos heures

  1. L’ours va refaire un tour de danse de la joie… Et si tu aimes tant les moulins, il faut vraiment que je me décide à traduire « Folle-Farine » sans trop tarder. Merci, m’dame, pour l’agit-prop’ et pour le reste… 🙂

    1. Si j’aime les moulins !… Ah mais oui, nul doute. ^^ Et oui aussi, il faudra bien que tu le traduises pour l’irrécupérable de la langue anglaise.

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