Casilda, Casilda, montre-moi tes roses et va-t’en !

 

Elle est magnifique cette dame altière qu’on dit morte à cent ans pendant le moyen-âge, peinte au dix-septième siècle par un homme vertueux. Casilda me tourne autour depuis un moment, elle m’observe de son regard oblique, légèrement interdit, tandis que les lourds brocarts de son costume chamarré chuintent sur le parquet. Sa tête penchée, surplombée d’un cercle si discret qu’il se fait oublier, entrecroise mes mouvements depuis le matin. J’ai tâché de l’éviter, rien ne la prédisposait à s’inviter, une sainte un dimanche a des insolences pour une incroyante. Je cède, voilà la belle Casilda, je vous l’offre, elle et ses doux tourments. Et je réussirai peut-être à l’exorciser de mon clavier, écrire son histoire et oublier son visage déconcerté ; Casilda m’importune à se donner au Bon Dieu sans confession.

J’ai rencontré Casilda l’an dernier. Hier, l’interrogation secrète de son regard est revenue me hanter, émue de nouveau par son portrait admirable, la belle Casilda qu’immortalisa le peintre espagnol Francisco de Zurbarán en 1635. Cette fois, je ne l’abandonnai pas avant de lui avoir arraché quelques aveux : une sainte qui vécut centenaire, en voilà une existence exceptionnelle parmi les martyres innombrables ! Elle me doit d’offrir l’explication de sa longévité.

J’entrepris de questionner son portraitiste. Cherchez l’homme, devrait-on dire plutôt que le contraire, pour découvrir enfin la femme sous son ombre. Contemporain de Diego Velásquez, Francisco de Zurbarán n’est pas un inconnu, et s’il a souffert de la célébrité de son ami pendant quelques siècles, ces derniers temps lui restituent l’envergure de son influence à son époque et aujourd’hui. Je n’essaierai pas une prétentieuse analyse de sa peinture, outre les études spécialisées ici ou là sur le réseau, le très accessible article dans Wikipédia lui consacre un long exposé, savant et documenté. La présentation ne manque pas d’intérêt, même si a contrario du prêche de neutralité — parfois intégriste — de l’encyclopédie en ligne, le rédacteur se révèle plutôt subjectif quand il n’hésite pas à asséner son avis esthétique ; on le lira donc avec la réserve du sien. Pour ma part, je suis sensible à son argument en faveur de la modernité de cet artiste. Celui-ci respectait les règles imposées par les grands du monde, devant lesquelles il s’inclinait afin de gagner aisément son pain, et les modifiait pour en faire à sa tête.

La nature morte que j’ai affichée pour annoncer l’article est un superbe exemple de ce que les Espagnols nomment des bodegones. Elle me paraît une manifestation évidente de l’œil moderne du peintre lorsque, reproduisant des objets familiers qu’il aimait utiliser, il n’était plus assujetti aussi rigoureusement à la représentation codifiée de scènes religieuses.

Saint François d’Assise

Le rédacteur de Wikipédia s’élève également contre la réputation de bigot que les romantiques en particulier firent à l’homme et à son atelier, fournisseurs en Espagne et en Amérique du sud d’imagerie catholique. Il me semble qu’il n’a pas tort, car s’il démontre une bonne dose de mysticisme dans ses tableaux, Zurbarán ne dédaigne pas les formes girondes de ses contemporaines, puisque bien entendu, les vierges qu’il représente ont pour modèle de jeunes dames vêtues à la mode munificente de la cour d’Espagne. Plus pragmatique, un indice supplémentaire consolide l’indignation du spécialiste, et n’a pourtant pas été relevé dans sa biographie : le peintre se maria quatre fois, il eut de ses unions trois enfants dans son jeune âge et… six autres à un âge avancé. J’irais jusqu’à émettre l’hypothèse hardie qu’il n’était pas séduit par l’ascétisme.

Mais revenons à l’énigmatique Casilda, son prénom et son visage oriental, sa robe brodée d’or et de perles relevée pour transporter une brassée de roses. Le défilé de jeunes saintes peintes par Francisco de Zurbarán expose de riches vêtements, des figures lisses à peine marquées par l’âge et si elles sont parfois extatiques, elles ont l’expression lointaine, comme pour s’écarter de la condition humaine. Les martyres endurés sont dépourvus d’effets sanglants, l’arme des tortionnaires suffit à les évoquer. Parmi les portraits, une autre femme dissimule les roses dans sa robe, la pose presque identique, mais il s’agit d’Élisabeth de Portugal (1271 – 1336), une reine canonisée pour son extrême charité, elle vécut plus d’un siècle après Casilda. Ces saintes exemptes de torture ne sont pas seules à figurer dans les registres chrétiens, je découvris plusieurs jeunes filles ainsi distinguées par ce que l’on appelle « le miracle des roses », Roseline de Villeneuve (1263 1329) en Provence, par exemple — las, une enquête minutieuse de l’Observatoire Zététique a flétri son image au teint de pétale et le parfum qui l’embaumait —, ou Germaine de Pibrac (15791601), Élisabeth de Hongrie (12071231), etc. Casilda les précède, elle est réputée avoir vécu à Tolède aux environs de 1050, et l’affaire des roses se teinte d’une nuance qui rappelle la chair débitée dans Trafic de reliques dénoué par un certain Cadfael ap Meilyr ap Dafydd, enquêteur médiéval d’Ellis Peters. Wikipédia en français ou en espagnol, et dans les autres langues d’ailleurs, se contente d’approximations, succinctes de surcroît, à partir des légendes orales et répercutées par le folklore religieux. Autant dire, rien qui ne soit historique.

Je partis alors à la recherche de la légende contée à l’époque des tableaux, j’eus la chance d’en extraire une des entrailles virtuelles de la Bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, détentrice du fonds d’un littérateur du XIXe siècle, Ferdinand Denis (17981890) — je reviendrais un jour sur ce fonds et la bibliothèque qui le préserve, l’un et l’autre allèchent ma curiosité, insatiable comme on le sait. Dans ses Chroniques chevaleresques de l’Espagne et du Portugal (suivies du Tisserand de Ségovie, drame du XVIIe siècle par Juan Ruiz de Alarcón y Mendoza – Ledoyen, 1839), Ferdinand Denis traduit un texte antérieur, publié à Tolède en 1554, une illustration parfaite de l’hagiographie en usage lorsque Zurbarán fit le portrait de Casilda. Un texte que je reproduis ici pour vos yeux affamés de sainte connaissance.

 

Sainte Casilda

Légende espagnole

XIIe siècle

 

Chroniques chevaleresques de l’Espagne et du Portugal.

 

Hystoria o descripcion de la imperial ciudad de Toledo, con todas la cosas acontecidas en ella desde su principio y fundacion, etc. (NDLR Histoire ou description de la ville impériale de Tolède, avec toutes les choses qui s’y sont produites depuis ses origine et fondation).

En Toledo, por Juan Ferrer, 1554, 1 vol. in-fol.

Tel est le titre du curieux volume de Pedro de Alcocer (NDLR Connu en Espagne pour ce seul titre). La première édition est de 1551. J’ai donné cette jolie légende sans rien abréger dans le texte. Les personnes qui ont lu le bel ouvrage de M. de Montalembert (NDLR Charles de Montalembert, Histoire de sainte Élisabeth, reine de Hongrie, 1836), et qui se rappelleront un des traits les plus touchants de la vie de Sainte Élisabeth de Hongrie, seront frappées sans doute de l’analogie qu’il y a entre la chronique Castillane et la légende Allemande. La tradition de Sainte Roselline, cé­lèbre dans la maison de Villeneuve, repose sur le même miracle.

 

Sainte Casilda

 

Au temps où régnait don Fernando 1er de Castille, celui qui gagna Coïmbre, vivait Sainte Casilda, fille du roi Almenon de Tolède. C’était une jeune fille belle et vertueuse, aimant singu­lièrement son père et pour laquelle se présentaient de riches alliances. Mais elle avait mis en sa volonté de demeurer vierge. Elle était si remplie de pitié en­vers les captifs chrétiens qu’elle s’en allait les visitant elle-même dans les Masmoras (NDLR Cachots), où ils étaient pri­sonniers, et cela à l’insu de son père. Elle les pour­voyait de ce dont ils avaient besoin, et comme le roi vint à apprendre cela, il se sentit fort indigné contre sa fille, il la maltraita même, dit-on, à ce sujet, mais elle n’eut aucun souci de ses menaces, et bien mieux elle continua à mener la conduite qu’elle avait tenue par le passé ; et il arriva que comme le roi était un soir à la porte de son palais la guettant, pour voir s’il était vrai qu’elle portait du pain et d’autres choses encore aux chrétiens captifs, il lui dit :

Casilda, le pied nu, F. de Zurbarán

« Ma fille, que portez-vous là ?

Et elle lui répondit subitement : « que serait-ce si ce n’étaient des roses ! »

Et comme il écarta le bas de sa robe longue qu’elle avait relevé, il vit eu effet que c’étaient des roses blanches et vermeilles, et ne prit plus pour la vérité ce qu’on lui disait de sa fille.

Et lorsque l’infante Casilda eut vu ce merveilleux miracle, elle s’en fut vers les chrétiens captifs et le leur raconta, puis ils se mirent tous, de concert avec elle, à rendre des grâces infinies à Dieu.

Vers ce temps, il arriva que Casilda tomba dan­gereusement malade, et bien que de grands méde­cins s’occupassent de la guérir, et que son père fit grandes dépenses à son sujet, elle ne put recou­vrer la santé. Mais la jeune infante eut une révé­lation parmi les songes, il lui fut annoncé que si elle se transportait au lac de Sant-Vicente, à l’ins­tant elle serait guérie, et quand elle eut fait ce rêve, elle dit au roi son père que sa volonté était de s’en aller baigner en ce lac.

Le roi ayant entendu son conseil délibéra de lui donner permission, pour éviter qu’elle ne mourût de cette maladie, que les médecins disaient être in­curable. Et il délivra tous les chrétiens qui étaient captifs, et il les envoya avec sa fille Casilda, et il en écrivit au roi don Fernando, et la princesse maure s’en vint en Castille, avec ces chrétiens, que son père avait délivrés, et le roi don Fernando la reçut à merveille, lui rendant beaucoup d’hon­neurs.

De là, elle et ses compagnons s’en furent cher­cher le lac de Sant-Vicente, et ils trouvèrent que c’était au pays de Buruena, dans les environs de Briviesca. Et se baignant dans ce lac, elle fut à l’ins­tant guérie. Mais elle revint chrétienne de ce vo­yage, et ne voulut plus retourner en son pays. Et elle fit son habitation en un ermitage, qui est aux environs du lac, et là elle vécut chaste et sainte, jusqu’à sa mort. C’est en ce lieu que son corps a été enseveli. Dieu par son entremise a fait et fait chaque jour nombre de miracles, et c’est ce qui est cause qu’elle fut reçue pour vierge et sainte, et qu’elle fut inscrite dans le calendrier des bien­heureux ; certes Sainte-Casilda est digne de grande mémoire.

Certes, la sainte est digne de grande mémoire, mais quelque peu sceptique à la « jolie légende » remémorée par Ferdinand Denis, la mienne se rappelait d’événements épiques survenus à l’époque en ces endroits de la péninsule ibérique. Un magma informe de souvenirs, hélas. Alors je repris la piste, historique et littéraire à présent, car à la même époque vivait Ruy Diaz de Vivar et Ximena de Gormaz. Je les travestis pour le plaisir, bien que ce soit leurs noms aussi véritables que ceux de Rodrigue Diaz, le Cid Campeador et Chimène, son épouse, portés au pinacle des héros de tragédie par Pierre Corneille et que Georges Fourest plus tard dans la Négresse blonde, avec impertinence, moqua :

« Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène,

« qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! »

 

La légende apporte plusieurs éléments absents des fiches encyclopédiques, lieux et personnages. Le nom du père, Almenon, me servit d’indice secondaire et je ne tardai pas à tirer des livres anciens numérisés plusieurs chroniques historiques.

〈 Intermède irrité. J’ai bien conscience que l’existence de Casilda n’a que peu d’influence sur la marche du monde. Pourtant, les textes qui la présentent dans Wikipédia ne sont pas loin de m’atterrer : je me demande quelle explication me fourniraient les personnes qui prétendent observer, avec une rectitude morale intraitable, le devoir de veiller à l’objectivité du savoir transmis par ce biais, pour pérenniser une légende aussi orientée par la religion. En la cautionnant comme une tradition orale afin de se dédouaner, sans une seule note confirmant avec fermeté sa valeur historique nulle, l’encyclopédie se contente de répéter une légende écrite en 1550 par un Espagnol inconnu dans un élan de prosélytisme catholique : « Même si son nom figure dans les registres des saints des diocèses de Tolède et de Burgos, les détails de sa vie ne sont connus que par la tradition. » La moitié d’un millénaire pour parvenir encore à s’engluer dans un consensus mou, l’affaire ressemble diablement au retour de l’obscurantisme. Vous pensez que j’exagère ? Cinq minutes me suffirent pour lire la première trace historique d’Almenon et de Casild, peut-être dix de plus pour lire la deuxième, et comptez le temps que j’ai perdu à parcourir, enchantée de leur contenu, ces manuels d’un autre âge. Alors, que penser des tenants de Wikipédia, prompts à couper les cheveux en quatre pour des vétilles (quelques souvenirs personnels que je vous épargnerai), qui ne s’indignent guère du manque de rigueur et de clarté des fiches religieuses ? Je ne les estime guère, ce sera ma conclusion et passons à la suite, plus passionnante.

Rendons grâce aux copistes des temps modernes, ceux qui le cœur pur numérisent à tour de bras, avec plus ou moins de bonheur il est vrai, les ouvrages réellement rares ! Ceci dit pour rappeler qu’ils ne sont pas responsables de l’action ReLire orchestrée par des esprits dénués de toute intégrité ni des manigances de Google et autres kidnappeurs du domaine public désireux d’en tirer une rançon. Je m’égare à nouveau au lieu d’aller à l’essentiel en reversant, pour la postérité de Casilda, deux extraits dans l’ordre où je les ai dénichés. Il y en a d’autres, mais ceux-ci suffiront à démontrer non seulement l’existence de la jeune femme, mais aussi à réveiller sinon la vérité historique, tout au moins ce qui s’en approche, écrite par des historiens soucieux de l’établir à une époque bien moins savante que la nôtre.

L’Abrégé chronologique de l’histoire d’Espagne et du Portugal, chez Jean-Thomas Hérissant fils, le premier, date de 1755, soit seize ans après la publication de Ferdinand Denis qui l’ignorait donc. Ce qui n’est pas le cas du suivant, imprimé en 1694, par Abraham Acher à Rotterdam, l’Histoire chronologique d’Espagne, par un auteur anonyme, peut-être une dame car notée « Made. *** », d’après sa lecture des œuvres classiques en espagnol, comme celles de Mariana par exemple.

Si les pages du premier précisent déjà ce qui n’a rien d’une tradition orale quand on se donne la peine de se renseigner, elles éclairent aussi différemment la situation historique réelle à la fin de ce XIe siècle en Espagne. Le deuxième ouvrage, quant à lui, renverse la légende travestie par l’hagiographie qui aboutit à la canonisation de Casilda. Ce tome volumineux, il compte 799 pages et un deuxième tome aussi gros, a l’apparence de l’œuvre d’une vie, son lieu d’impression et le ton qui s’en dégage ne peuvent que rappeler Érasme, natif de Rotterdam, toujours célébré pour son humanisme. Je ne peux résister au désir d’écrire ici la préface à quatre siècles de distance qui m’émeut beaucoup.

« L’Étude de l’Histoire est une occupation noble, agréable & utile pour toutes sortes de personnes. Il n’y a point de Mo­narchies qui n’aient vu de grands événements : mais l’Espagne en fournit d’extraordinaires sous des Gouvernements différents. Le plaisir que j’ai pris à la lecture des Livres Espagnols, m’a fait tra­vailler à les bien entendre, et ensuite à mettre dans notre Langue ce que j’ai trouvé de plus remar­quable dans les Historiens fameux. Les premiers siècles sont obscurs parce qu’on les a peu connus. Les démêlés des Carthaginois & des Romains, en d’autres temps, ont moins de confusion ; Le Règne des Goths, l’invasion des Maures, & le reste se trouveront sincèrement écrits. II n’y a point de ces réfle­xions inutiles dans cet ouvrage ; Les faits y sont simplement exposés, sans art : Mais ceux qui se donneront la peine de le lire ne laisseront peut-être pas d’y avoir des moments de satisfaction & d’y faire quelque profit Je le souhaite ; Et cet avantage me payera bien de la peine que j’ai prise & du temps qu’il m’en a coûté. »

Quoiqu’elle s’en défende, l’art d’écrire est manifeste dans l’étude des textes espagnols que cette personne a réunis, traduits en langue française et exposés en synthèse. Malgré la profusion de dates, de lieux, de noms, et du rappel des généalogies comme il était coutume de les détailler, ce n’est pas l’histoire qu’elle déroule qui fatigue les yeux, mais la mise en page encore sommaire de l’imprimé. Je tente de concevoir la somme de travail et de temps que nécessita l’ouvrage complet, depuis l’écriture à la plume de l’énorme manuscrit, sa composition manuelle sur les presses pour aboutir aux tomes enfin reliés, à l’aune du paiement qu’en espère l’auteur. Bien sûr, son texte augure d’une aisance financière autant que culturelle autorisant plus facilement l’altruisme, et pourtant, tout ceci laisse rêveur. Un songe assez puissant pour s’enquérir de l’identité de l’auteur : une femme, Anne de La Roche-Guilhem. Huguenote, célibataire, femme de lettres, ayant fui Paris sans fortune après la révocation de l’Édit de Nantes, elle se réfugia en Hollande et persista dans sa volonté de vivre indépendante. Je n’avais pas si mal deviné, un essai de Jean Delisle lui consacre un chapitre dans son Portraits de traductrices (il existe aussi l’alter ego : Portraits de traducteurs).

En parcourant la suite des pages mises à disposition plus haut, les circonstances de la conversion de Casilda se révélèrent plus douces encore que celles de la légende. La véritable personnalité de son père, Almenon, dénote au contraire d’une tolérance rare en ces temps troublés par les luttes fratricides et les tempéraments conquérants de seigneurs de guerre, qu’ils soient chrétiens ou musulmans. Le roi de Tolède n’a guère de cruauté pour ses esclaves chrétiens. La croyance de sa fille en leur dieu ne soulève ni sa colère ni rien qui aurait pu la blesser. Il cède à son aspiration, et afin que le Roi Catholique Fernando, qu’il a aidé fraternellement par le passé, l’accueille avec amitié, il libère les asservis pour lui complaire. Les deux chroniques s’accordent sur les relations amicales des deux souverains, au-delà des mauvais conseils ou des tensions religieuses. La cour de Tolède est celle des savants arabes, d’art et de culture, elle abrite une colonie mozarabe intégrée aux affaires citadines, tellement particulière dans son isolement des mutations décidées à Rome qu’elle est restée primitive dans le culte chrétien, influencée par la culture musulmane dans l’expression, et principalement localisée à la ville où elle existe encore.

Dans la chronique de 1694, l’auteur rapporte plusieurs épisodes du règne tolérant d’Almenon, ou Ali-Maymon ; son fils Ayran, ou Hiyia, paraît avoir suivi son exemple, mais avec une mollesse qui lui fut fatale ainsi qu’à Tolède et tous ses habitants. C’est pendant cette période, de lutte entre les enfants du roi Fernando, qu’apparaît Rodrigue Diaz, Le Cid. Ce manuel fut rédigé alors que la pièce de Corneille, Le Cid, s’était jouée un demi-siècle plus tôt, en 1637, avec le scandale que l’on sait. Cependant, la chronique ne fait pas grand cas de celui qui devint un héros tourmenté sur la scène, et le cantonne au rôle d’un guerrier pugnace et avisé. Et quand j’aurais pu cesser de suivre les traces de Casilda retrouvée, la curiosité m’enjoignit d’ouvrir un opuscule paru plus tard, en 1837, La Vie du Cid, chez F. Baudry à Rouen, signé seulement d’initiales O. P. En 1837, soit deux siècles exactement après la première du Cid de Corneille au théâtre du Marais à Paris. Comment résister à l’attraction de ce mince livret de 82 pages ? Je l’ai lu, puis fascinée par ma lecture, je me suis renseignée sur ce mystérieux O. P…

Comme d’une part, expliquer le cheminement de mon enquête serait fastidieux, et d’autre part, parce que j’ai remarqué, à l’instar des détectives consultants londoniens, qu’il était plus gratifiant de laisser croire au lecteur une espèce de magie inhérente à la résolution de l’énigme, je dévoile le résultat sans barguigner. Sous ces initiales vivait un jeune homme, Octave Portret, avocat à Rouen, bon fils élevé par un père aimé et aimant, mais aussi fervent épicurien. Ce que devint Octave Portret en vieillissant à son tour, nul ne le sait, tout au moins dans les mailles du réseau. Pourtant, ces premiers travaux impressionnèrent le cénacle des lettrés de Rouen, lesquels l’encensent bien que l’on perçoive leur surprise un peu choquée par ses traductions autant sensibles que provocantes. Trois sont restés à la postérité de la BNF dont deux traductions, La vie du Cid en 1837 et un recueil de poèmes, Odes d’Anacréon et autres poésies en 1839 (numérisé dans une transcription médiocre à l’écran). Le dernier est introuvable, publié tardivement en 1862 à Paris, son titre attirera l’attention de certains rêveurs : De l’Infini, élévations de l’infini dans les sociétés, 122 pages composées à l’imprimerie de Le Clerc ; impossible même de savoir ce qu’abordait ce livret sinon qu’il en est cette fois l’auteur, une manière d’éviter la déception.

Ode à Basile

J’ai rêvé d’Anacréon, le chantre de Téos. Il m’aperçut et m’a­dressa la parole, et moi, courant à lui, je l’embrassai avec tendresse. Il était vieux, mais toujours beau, toujours beau et voluptueux. Sa lèvre exhalait de bachiques parfums. Comme il commençait à chance­ler, l’amour le conduisait par la main. Ôtant sa couronne, il me la donna : elle sentait Anacréon. Je la pris, insensé, je la mis sur ma tête ; et, depuis, je n’ai pas cessé d’aimer.

 

La vie du Cid est la traduction d’un texte espagnol paru depuis peu, écrit par le Madrilène Manuel José Quintana (1772 – 1857), homme politique, auteur dramatique et poète. Le récit qu’a transposé Octave Portret conserve en français le charme et l’élégance de l’original, et se lit comme une histoire plutôt que comme un segment de l’Histoire. Cependant, outre l’intérêt savant, la préface et les notes du traducteur sont de loin plus étonnantes, avant même de s’apercevoir qu’il était en plus très jeune d’après toutes les références à la réception de ses travaux. D’influence romantique, nul doute, et investi par une fougue aussi péremptoire que sincère, Portret n’a pas seulement traduit, il s’est passionné pour son sujet et l’analyse à la lumière d’autres ouvrages consultés, annotés, réfléchis.

Pour en finir avec ce très-très long article, je vous propose de lire in extenso La vie du Cid. Toutefois, pour un dernier plaisir égoïste, je publie ici une élégie arabe. Octave Portret avait décidé qu’elle avait de l’importance pour rendre leur réalité à des faits historiques qu’il estimait altérés, dépourvus du respect à l’égard de ceux qui furent les victimes des conflits autant que celles du camp adverse, au cours des guerres sur le sol ibérique. Le texte est en castillan, un écueil pour qui ne comprend pas l’espagnol, et je ne suis pas assez versée dans sa pratique pour en réaliser moi-même une traduction honorable. Il en existe une disponible sur Gallica ; elle ne me plaît pas, car elle transforme un détail important, elle métamorphose le loup unique de l’élégie en plusieurs animaux devenus de cette sorte une meute impersonnelle. Heureusement, et je l’en remercie, j’ai obtenu le concours de Samuel Minne. Grâce à lui, le texte recouvre l’émotion déchirante que le message décrit, subie et pleurée, il y a la moitié d’un millénaire.

 

Je crois être agréable à quelques-uns de mes lecteurs, en transcrivant ici la traduction castil­lane d’une élégie arabe sur le siège de Valence, et sur la ruine dont les armes du Cid menaçaient cette capitale. J’ai jugé cette pièce intéressante sous le double rapport historique et philologique.

Je conserverai soigneusement l’ancienne ortho­graphe.

Bayâd et Riyâd XIIIe siècle

Valencia , Valencia , vinieron sobre tí muchos quebrantos , é estás en hora de morir : pues si ventura fuere que tú escapes, esto será gran ma­ravilla á quien quier que te viere.

E si Dios fizo merced á algún logar, tenga por bien de lo facer á tí, ca fueste nombrada alegría é solaz en que todos los Moros folgavan , é avien sabor é placer.

E si Dios quisier que de todo en todo te ayas de perder desta vez, será por los tus grandes pecados é por los tus grandes atrevimientos que oviste con tu soberbia.

Las primeras quatro piedras, caudales sobre que tú fueste formada, quierense ayuntar por facer gran duelo por tí, é non pueden.

El tu muy nobre muro, que sobre estas quatro piedras fue levantado, ya se estre­mece todo, é quiere caer, ca perdido ha la fuerza que avie.

Las tus muy altas torres é muy fermosas, que de lejos pareszien e confortavan los cora­zones del puebro, poco á poco se van cayendo.

Las tus brancas almenas , que de lejos muy bien relumbravan, perdido han la su lealtad con que bien pareszien al rayo del sol.

El tu muy nobre rio caudal Guadalaviar, con todas las otras aguas de que te tú muy bien servies , salido es de madre é va onde non deve.

Las tus azequias muy cralas, de gente mucho aprovechosas, retor­naron torvias ; é con la mengua de las limpiar van llenas de muy gran zieno.

Las tus muy nobres é viciosas huertas que enderedor de tí son, el lobo rabioso les cavó las raíces é non pueden dar fructo.

Los tus muy nobres prados en que muy fermosas flores é muchas avie, con que tomava el tu puebro muy grande alegría, todos son ya secos.

El muy nobre puerto de mar de que tú tomavas muy grande honra, ya es menguado de las nobrezas que por él te solien venir amenudo.

El tu gran termino, de que te tú llamavas señora, los fuegos le han quemado, é á tí llegan los grandes fumos.

A la tu gran enfermedad non le puedo fallar melezina, é los físicos son ya desesperados de te nunca poder sanar.

Valencia, Valencia , todas estas cosas que te he dichas de tí, con gran que­branto que yo tengo en el mi corazon, las dixe é las razoné.

Ya quiero departir en la mi volun­tad que me lo non sepa ninguno , si non quando fuere menester de lo departir.

Cette élégie ne respire-t-elle pas une douleur touchante, et ne sommes-nous pas émus des lar­mes que verse l’Arabe sur cette Valence défigurée par le loup furieux (el lobo rabioso) ?

Le loup furieux était le Cid, et le barbare qui écrivait cela était sa victime.

Pour moi, je prends le parti de la victime, et le barbare à mes yeux, c’est l’Espagnol !

(Note du Traducteur (NDLR Octave Portret).)

 

« Valence, ô Valence, de grands malheurs se sont abattus sur toi, et tu es sur le point de mourir : si par chance tu en réchappais, ce serait une grande merveille pour qui le verrait.

Et si Dieu faisait grâce à une ville, qu’il choisisse de te l’accorder, parce que tu as été nommée la joie et la consolation où tous les Maures peuvent trouver repos, goût et plaisir.

Et si Dieu voulait que ta perte soit cette fois irrémédiable, ce serait en raison de tes grands péchés et pour la grande impudence dont tu as fait preuve par pur orgueil.

Les quatre premières pierres, fondements sur lesquels tu as été construite, veulent se joindre pour porter ton deuil, mais ne le peuvent pas.

Ta noble muraille, qui fut élevée sur ces quatre pierres, tremble déjà et va tomber, car elle a perdu sa force passée.

Tes si hautes tours, si belles, qui se voyaient de loin et réconfortaient le cœur du peuple, peu à peu s’effondrent.

Tes créneaux blancs, qui de loin brillaient si bellement, ont perdu leur loyauté qui semblait si vraie au rayon du jour.

Ton fleuve Guadalaviar si noble, et toutes ses eaux affluentes dont tu t’es si souvent servi, est sorti de son lit et va où il ne saurait aller.

Tes canaux si clairs, si profitables à tant de gens, leurs eaux sont maintenant troubles, et faute de pouvoir les nettoyer, elles coulent emplies de vase.

Les potagers et les vergers si nobles et fertiles qui s’étendent autour de toi, le loup enragé en a déterré les racines et ils ne peuvent plus fructifier.

Tes prés si nobles où l’on trouvait de si belles fleurs et abondance d’oiseaux, grâce auxquels ton peuple avait tant de joie, sont désormais tous arides.

Le noble port maritime, dont tu tirais tant de fierté, a perdu les noblesses pour lesquels on avait coutume de venir si souvent.

Le grand territoire, dont tu te disais la dame, les feux l’ont brûlé, et ce sont ces fumées qui te parviennent.

À ta grande maladie je ne peux trouver de remède, et les médecins sont au désespoir de ne jamais pouvoir te soigner.

Valence, ô Valence, toutes les choses que je t’ai confiées sur toi-même, le cœur brisé d’une énorme blessure, je les ai dites comme je les ai pensées.

Je veux parler dans le dessein qu’aucun ne le sache, sinon quand il serait nécessaire de le dire. »

Traduction de Samuel Minne

 

Casilda, Casilda, tes roses m’ont menée loin, par tous les temps, de Tolède à Valence !

 

 

2 réactions à “Le miracle des roses

  1. quelle immense et plaisante découverte que votre site avec tous ces articles à lire et à déguster !
    mille mercis
    et quand vais-je pouvoir lire tout ça !?
    je me suis trouvée sur votre site après la lecture du livre de Florence Delay « Haute Couture » (paru en mai 2018). Elle parle des Saintes peintes par Zurbaran, dont Ste Casilda. (un livre à déguster aussi !)
    merci et à bientôt

  2. Merci, Michèle ! Votre commentaire me touche beaucoup, d’autant plus sur cet article qui m’avait passionnée. Je ne peux que vous souhaiter du temps pour vous consacrer à de nombreuses autres lectures, ici ou parmi les livres.

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