Pour plusieurs raisons, plus que n’en mérite le jour, mais l’esprit est faible, une découverte qui réussit le tour de force de m’enthousiasmer et m’attrister : Le Défenseur du Temps, un ouvrage d’art de Jacques Monestier. Mis en panne depuis dix ans alors qu’il demeure la plus belle chose construite sur les murs d’un quartier rénové à coup de destructions et d’expulsions, une splendeur bâtie sur les décombres à la fin des années 1970 : le quartier de l’Horloge à Paris.
Le documentaire fut tourné par Clovis Prévost, un autre artiste étonnant, dans l’atelier de Monestier. Le Défenseur du Temps, Horloge monumentale à automates, le titre emballe déjà l’imagination, le court-métrage achève de la mener au septième ciel. Le séjour au paradis ne dure que trois minutes, ne les manquez pas.

Le sculpteur d’automates — et cette profession m’enchante — présente son travail sous la protection de Victor Hugo, une citation qui ne pouvait que me plaire :

Nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux.

J’ai cherché de quel roman était tirée cette phrase, car j’aime mieux savourer les citations qui m’émeuvent dans leur contexte. Elle est issue des Misérables, une épopée populaire lue il y a bien longtemps. Le réseau a l’intérêt de pouvoir découvrir les pages oubliées, une piste au moins. C’est dans le livre de Marius, celui que « Les passants (le) considéraient avec surprise, et quelques-uns lui trouvaient une mise suspecte et une mine sinistre. Ce n’était qu’un jeune homme pauvre, rêvant sans objet. », que l’on découvre l’extrait, peut-être les réminiscences fantasmées de Victor Hugo, revenu sur ses émois juvéniles et ses premières convictions… et vous allez-y avoir droit !

« Il disait quelquefois, mais sans amertume : – Les hommes sont ainsi faits que, dans un salon, vous pouvez être crotté partout, excepté sur les souliers. On ne vous demande là, pour vous bien accueillir, qu’une chose irréprochable ; la conscience ? Non, les bottes.

Toutes les passions, autres que celles du cœur, se dissipent dans la rêverie. Les fièvres politiques de Marius s’y étaient évanouies. La révolution de 1830, en le satisfaisant, et en le calmant, y avait aidé. Il était resté le même, aux colères près. Il avait toujours les mêmes opinions, seulement elles s’étaient attendries. À proprement parler, il n’avait plus d’opinions, il avait des sympathies. De quel parti était-il ? Du parti de l’humanité. Dans l’humanité il choisissait la France ; dans la nation il choisissait le peuple ; dans le peuple il choisissait la femme. C’était là surtout que sa pitié allait. Maintenant il préférait une idée à un fait, un poète à un héros, et il admirait plus encore un livre comme Job qu’un événement comme Marengo. Et puis quand, après une journée de méditation, il s’en revenait le soir par les boulevards et qu’à travers les branches des arbres il apercevait l’espace sans fond, les lueurs sans nom, l’abîme, l’ombre, le mystère, tout ce qui n’est qu’humain lui semblait bien petit.

Il croyait être et il était peut-être en effet arrivé au vrai de la vie et de la philosophie humaine, et il avait fini par ne plus guère regarder que le ciel, seule chose que la vérité puisse voir du fond de son puits.

Cela ne l’empêchait pas de multiplier les plans, les combinaisons, les échafaudages, les projets d’avenir.

Dans cet état de rêverie, un œil qui eût regardé au dedans de Marius, eût été ébloui de la pureté de cette âme. En effet, s’il était donné à nos yeux de chair de voir dans la conscience d’autrui, on jugerait bien plus sûrement un homme d’après ce qu’il rêve que d’après ce qu’il pense. Il y a de la volonté dans la pensée, il n’y en a pas dans le rêve. Le rêve, qui est tout spontané, prend et garde, même dans le gigantesque et l’idéal, la figure de notre esprit ; rien ne sort plus directement et plus sincèrement du fond même de notre âme que nos aspirations irréfléchies et démesurées vers les splendeurs de la destinée. Dans ces aspirations, bien plus que dans les idées composées, raisonnées et coordonnées, on peut retrouver le vrai caractère de chaque homme. Nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux. Chacun rêve l’inconnu et l’impossible selon sa nature. »

Pour moi, les deux dernières phrases sont indissociables.

Un jour, là, le 12 mai 2015

 

 

Épilogue

Il est rare de dater avec précision un événement important, oh ! d’une importance relative, bien sûr, autant que le battement de l’aiguille d’une seconde à l’autre dans une vie. Cependant, l’irruption des deux dernières phrases pendant ce court moment suffit pour métamorphoser davantage une chimère que je poursuivais en compagnie d’amis. Plus tard, notre créature nous a échappés, ou plutôt toute notre ménagerie extraordinaire, quand Bestiaire humain est né, une chimère de papier qui nous rassemble le mieux selon nos natures.

— vendredi 12 mai 2017

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.