L’arme à feu sur la hanche et un coup-de-poing prêt à défigurer, l’officier de police bien nourri fait en sorte qu’aucun opprimé, ce misérable estompé dans la grisaille de la rue, réduit à une silhouette courbée et soumise, ne manifeste ses revendications, lesquelles sont jugées indésirables par le gouvernement. Quelle surprenante actualité pour cette illustration politique de plus d’un siècle !


Cette lithographie publiée en 1894 ou 1895, par l’éditeur Édouard Kleinmann à Paris, est une reprise, sans titre ou légende, d’un original en couleurs pour la presse. Le 5 mai 1894, à la suite de la célébration du premier mai, ce dessin paraissait en couverture d’une revue contestataire, sa légende ironique explicitait clairement l’intention picturale déjà démonstrative :

La Sécurité des rues — Grâce à l’attitude pacifique de la police, le Premier Mai s’est passé sans incidents.

Petit Pierre en était le dessinateur politique talentueux, particulièrement expressif pour figurer la misère exploitée. Ses initiales ornaient en signature ses livraisons au Chambard Socialiste, une revue anarcho-syndicaliste parue en 1893-1894. « PP » dissimule un grand artiste en vogue dans les journaux, célèbre pour ses chats, Théophile-Alexandre Steinlen.
Aujourd’hui, les yeux ne désirent toujours pas être dessillés, le public s’émeut sur les délicieux chats mis en valeur presque exclusivement dans les expositions et les livres d’art. On s’intéresse un peu à ses peintures, à ses nus ou à ses paysages montmartrois, admirables, mais en omettant trop souvent de préciser avec netteté que l’artiste, après le socialisme, s’engagea au côté des anarchistes. Et pourtant, il utilisa sans compter crayons et couleurs avec eux…
Steinlen milite à travers le Chambard dès sa création et pendant trente-deux numéros, il s’en écartera au trente-troisième et dernier lorsqu’une vague d’arrestations menace les contestataires, pour se réfugier quelques mois à l’étranger, en Allemagne et en Norvège, afin d’échapper à l’incarcération. Il reviendra et sans défaillir ou céder au confort de sa célébrité naissante, car il est sollicité très vite et souvent. Il ne cessera cependant son activité politique, modestement, mais avec la fidélité de ses principes.
Aux environs de 1910, par exemple, il illustre à son nom la partition de Lettre d’un gréviste, que l’on pourrait transposer en 2020 sans grande modification. Reschal l’interprète sur la scènne du Concert Parisien, la chanson est écrite par Achille Bloch et la musique composée par Paul Courtois, dédiée à leurs amis Max Morel et Auffray : le monde populaire des artistes de cabaret.
La simplicité directe m’a beaucoup plu à travers laquelle s’exprime le désarroi de l’ouvrier condamné, rassurant sa chérie et se rassurant par la même occasion. Il confirme la justesse de son combat : il a retenu sa violence, lui dit-il, elle s’est pourtant abattu sur lui. En voici la transposition, j’espère que vous l’aimerez.

 

Lettre d’un gréviste

 

C’est du dépôt,
Ma pauv’ chérie,
Que j’t’écris c’mot ;
Mais je t’en prie,
N’pleur’ pas pour ça,
J’te jur’ qu’en somme,
Malgré tout, va,
J’suis un brave homme !

Refrain
Ne crains rien, tu m’connais,
Ma chèr’ mignonne,
J’n’ai jamais fait, tu l’sais,
D’mal à personne.

V’là c’que j’ai fait :
Sans subterfuge,
De mon forfait
Je te laiss’ juge.
Las d’travailler,
L’vent’ creux, sans trêve,
À l’atelier
On a fait grève. (au refrain)

Nous échangions
Sans barricades
Nos opinions
Ent’ camarades,
Lorsque, soudain,
Ainsi qu’un drôle,
J’sentis une main
Sur mon épaule. (au refrain.)

Ah ! par moments
Je deviens blême ;
J’ai des mouv’ments
Dont, j’trembl’ moi-même…
Cré nom de nom !
J’voudrais commettre…
Mais à quoi bon ?
Vaut mieux s’soumettre !… (au refrain.)

Quand j’sortirai
– Bientôt, sans doute, –
Je reprendrai
L’éternell’ route ;
Le mêm’ collier,
La mêm’ misère,
L’ même atelier,
La mêm’ colère ! (au refrain.)

Toujours nous s’rons
Ceux qu’on ignore,
Et nos patrons
Ceux qu’on décore…
J’aim’rais c’pendant
Cett’ minc’ victoire :
Qu’ils aient l’argent,
Mais nous la gloire ! (au refrain.)

 

 

Steinlen continuera d’offrir l’illustration de son antimilitarisme, de sa lutte contre l’injustice sociale et de ses espoirs de vie meilleure, dépeignant avec sensibilité son amour de l’humanité et des animaux jusqu’à sa mort. Sa tombe au cimetière de Montmartre — sa république utopique — rappelle elle-même son idéal dédié à la douceur de vivre sans gloire mais en paix, un joyeux chaos vert de quelques pierres pour s’asseoir ou permettre aux chats de se prélasser.
Depuis plusieurs années, à la faveur de mon inclination pour son trait au noir puis grâce à mon enthousiasme pour une revue et un projet tombés aux oubliettes, mon respect et mon admiration pour Steinlen, l’homme et l’artiste, ont grandi d’une manière exponentielle. Toujours plus quand il colle, hélas, tant d’années plus tard à l’actualité, et qu’il pointe du crayon les droits bafoués avec cet humanisme qui me manque cruellement dans la représentation moderne. Définitivement, le locataire de Cat’s Cottage, le père et le mari aimant, l’hébergeur des chats errants et des miséreux, l’ami de Jehan Rictus, de Masseïda, Petit Pierre ou Théophile-Alexandre Steinlen provoque mon intérêt, mon émotion et mon admiration.

Et puis j’aime son humour cocasse dans sa vie privée, dévoilée aujourd’hui par les marchands d’art. Quoi de plus naturel de ma part, l’esthète de mule, de lui rendre son salut avec un large sourire quand je découvre cette photo dont il dut être burlesquement fier, car il l’adressa à plusieurs de ses intimes.

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