Merci Walter Mehring, de veiller sur mon insomnie pour l’enluminer de tes souvenirs de livres dispersés, brûlés, disparus, vaincus par le pouvoir nazi. Ils mentent par distraction et tu les formules avec l’expérience de ta vie errante. Leur couverture est élimée dans ta mémoire, les feuilles imprimées comme les semelles perdent leur relief quand le voyage s’éternise. Avec le temps, tu as gauchi, oh, à peine, les mots d’écrivains et de poètes que tu admirais, alors une pointe des tiens apparaît à travers.Tu m’as presque convaincue de lire Proust, madeleine en miettes de ta Bibliothèque perdue, et de rouvrir les béances de Rilke dont tu pervertis ton souvenir de ses vers :

« La pauvreté est une grande clarté intérieure… » murmuraient, sur les lèvres de Rainer Maria Rilke, certaines personnes appartenant à la société privilégiée…

La citation est inexacte et l’allusion cousue de fil blanc, un peu injuste, mais la curieuse en défaut de sommeil a suivi le fil de l’Élégie à Marina Tsvétaéva :

Faiseurs de signes, rien de plus.
Cette tache légère, quand l’un de nous ne le supporte plus et se décide à prendre, se venge et tue.
Qu’elle ait pouvoir de mort, en effet, nous l’avions tous compris à voir, sa retenue, sa tendresse
et la force étrange qui fait de nous vivants des survivants…

Soupir…

 

Plus tard
Je voulais connaître un peu mieux Mehring à la lumière des regards, son visage à l’époque où rebelle et souriant, il écrivait des chansons satiriques pour les cabarets et militait en faveur de la naissance du mouvement Dada en Allemagne, à l’époque où il n’imaginait pas que la bibliothèque de son père brûlerait dix ans plus tard, annonçant l’autodafé de millions de personnes. Il était jeune et insouciant, comme il est naturel de l’être à vingt ans, en proie aux désirs généreux qu’il ne refrénait pas pour convenir à chaque génération plus ancienne.

Walter Mehring en 1923, au cabaret Wilde Bühne, à Berlin.

Plus tard
L’inventaire spirituel que Walter Mehring entreprend de la bibliothèque de son père lui confirme la faillite de ces humanistes persuadés du pouvoir bienveillant des arts et de la science sur la conduite des hommes. Réduite en cendres, la bibliothèque, symbole de la culture universelle, n’était pas de force à lutter contre une politique égocentrique, prédatrice et cruelle pour plus faible que soi. Cependant, fugitif littéraire, Mehring l’emporte à chaque endroit, en dispense le savoir à toutes les étapes de son exil, et propage la réflexion qu’il a tirée de ses enseignements, en écrivant à son tour. Ainsi, cet échec exploité devient le commencement d’une autre progression, plus expérimentée qui n’aurait pu exister sans les bases jetés par la première, et devrait, si le monde voulait s’idéaliser, l’améliorer. En ce sens, l’ardeur des Nazis à éliminer intellectuels, avant-gardistes et artistes proclamés dégénérés, dépouillés de leurs moyens de subsistance matérielle et créative, démontre leur crainte vérifiée qu’un seul esprit ayant accès à la culture porte autant de germes résistants à la férocité qu’une bibliothèque toute entière.

Plus tard
Un admirateur récent de l’édition que j’ai en main a exprimé une idée qui me parut saugrenue : lire chaque titre cité par Mehring dans le sien. L’idée n’est pas originale, certains s’attachent même à suivre les listes de célébrités, mais elle me surprend toujours. Probablement parce que la méthode quelque peu idolâtre d’absorber les mémoires d’une mémoire, figées dans un livre, reflets d’un reflet, ne me convient pas ; les croiser les unes et l’autre avec la mienne m’émeut et me transforme comme une libre émulsion photographique qui révélerait sur le papier toutes nos bibliothèques perdues, car si mes livres reposent en paix chez moi, chacun laisse un souvenir plus ou moins vigoureux qui s’altère dès que j’ai achevé la dernière page.

 

Élégie à Marina Tsvétaéva

Marina, toutes ces pertes dans le grand tout, toutes ces chutes d’étoiles
Nous pouvons partout nous jeter, quelle que soit l’étoile,
nous ne pouvons l’accroître !
Dans le grand tout les comptes sont fermés.
Ainsi qui tombe ne diminue pas le chiffre sacré.
Toute chute qui renonce choit dans l’origine et, là, guérit.
Tout ne serait donc que jeu, métamorphose du semblable, transfert
Jamais un nom nulle part, le moindre gain pour soi-même
Nous vagues Marina, et mer nous sommes !
Nous profondeurs, et ciel nous sommes !
Nous terre, Marina, et printemps mille fois,
ces alouettes lancées dans l’invisible par l’irruption du chant
Nous l’entonnons avec joie, et déjà il nous a dépassé
et soudain notre pesanteur rabat le chant en plainte…
Rien n’est à nous. À peine si nous posons notre main autour
du cou des fleurs non cueillies…
Ah déjà si loin emportés, Marina, si ailleurs, même sous la plus fervente raison.

Faiseurs de signes, rien de plus.
Cette tache légère, quand l’un de nous ne le supporte plus et se décide à prendre, se venge et tue.
Qu’elle ait pouvoir de mort, en effet, nous l’avions tous compris à voir, sa retenue, sa tendresse
et la force étrange qui fait de nous vivants des survivants…
Les amants ne devraient, Marina, ne doivent pas en savoir trop sur leur déclin.
Ils doivent être neufs.
Leur tombe seule est vieille, leur tombe seule se souvient, s’obscurcissant sous l’arbre qui pleure, se souvient du « à jamais ».
Leur tombe seule se brise …
nous sommes devenus pleins comme le disque de la lune.
Même à la phase décroissante, ou aux semaines du changement,
nul qui puisse nous rendre à la plénitude, sinon nos pas solitaires, au-dessus du paysage sans sommeil.

— Rainer Maria Rilke

 

La Bibliothèque perdue : Autobiographie d’une culture (Die verlorene Bibliothek : Autobiographie einer Kultur) par Walter Mehring, traduit de l’allemand par Gilberte Marchegay, préface de Robert Minder, Julliard 1958, rééd. Les Belles Lettres 2014.

Une réaction à “Faiseurs de signes, rien de plus.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.