En souvenir de Raymond B., poète de l’aube

Tout à l’heure j’ouvre ma fenêtre pour jeter à la manière royale des lanceurs d’urine, et parfois plus solide déjection, d’avant l’invention de la chasse d’eau… pour jeter, disais-je, le noyau de la prune que j’avais avalée. Depuis l’enfance, j’aime lancer dans la nature le reliquat de mes festins végétaux, imaginant encore aujourd’hui la graine soudain libérée s’extirpant hors de sa gaine pour grimper en tige et se métamorphoser au fil des saisons en arbres ou en buissons, en jardins foisonnant de délices… L’expérience renouvelée n’a jamais porté ses fruits ; cependant, qui suis-je malgré mes échecs pour conclure à mes seuls essais que c’est impossible ?
Le parallèle initial ne semble pas pertinent, mais j’ai connu un ami de mes grands-parents coutumier chaque matin de ce rituel du pot de chambre agrémenté d’un poème, choisi dans son vaste répertoire, qu’il déclamait à la gloire du jour naissant. Le concept m’avait plu et fortement marquée, et s’il balançait l’engrais, projection lyrique que l’autorité parentale m’aurait vertement reprochée en milieu citadin, le chantre des boyaux me donna l’idée de participer au revif avec mes noyaux. Là-haut, dans mon bureau, face au houx pour lequel j’éprouve une irrépressible fascination, je reproduis dans les meilleures conditions similaires jamais obtenues auparavant le geste de Raymond B., longtemps après qu’il a disparu. J’aurais bientôt son âge, aussi.
Tout à l’heure, j’ouvre ma fenêtre et j’arrondis le bras pour jeter au plus loin mon noyau de prune quand un fatras de criailleries, de volée de plumes et de bruissements de feuilles le retient. Une tourterelle, puis une autre et deux encore s’enfuient de l’arbre avec force roucoulements rauques pour se réfugier à l’extrémité du territoire commun. L’une des redoutables félines aurait-elle bravé ce tronc hérissé de lances coriaces ? Mais aucun chat n’effrayait les pesants volatiles, une grive énorme apparut ! Elle les poursuivait de sa vindicte et ne fit demi-tour qu’à mi-jardin pour réintégrer son abri, un peu plus bas qu’à mon étage. J’avais repéré cette bestiole étonnante au comportement curieux quand, dédaigneuse de nos animaux domestiques, elle s’aventure dans leurs gamelles, se baigne dans leur eau, et plus encore, défie le danger en se prélassant dans les fagots à quelques mètres de ces prédateurs homologués par la nature. Ses proportions de colosse parmi les siens expliquent peut-être sa forfanterie présomptueuse, car tout de même, chats et tourterelles demeurent des géants pour elle.
L’on dit la grive casanière, attachée à la paix du domicile qu’elle a élu, un modeste houx comme un chêne séculaire. La mienne, si j’ose ajouter une nuance possessive à tel oiseau formidable, ne craint pas de déployer son maigre arsenal pour le défendre contre tout assaillant démesuré ; les mésanges à longue queue batifolaient hier entre les branches et ne l’avaient pas dérangée.
À ma fenêtre, je me suis penchée pour saluer l’automne en habits de fête. Quand les émouvants gris-bleu des nuages cèdent à la caresse d’un rayon de soleil, mon jardin brille de baies amarante enchâssées dans le houx verni et d’écume étincelante en haut du frêne que la cascade en fleurs parasite. J’ai pensé que les livres, ceux que j’écris, ceux que je lis, sont mes véritables et seules richesses, les livres et les arbres, à l’endroit où je vis en compagnie de ma maisonnée, hommes et bêtes. Enfin, j’ai lancé mon noyau.

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