…Dernière étape avant le rivage imaginaire

 

(Précédemment)

 

Détectives rétro — Une anthologie d’enquêtes excentriques (dir.) Christine Luce & André-François Ruaud, Les Moutons électriques, 2014.
Détectives rétro, illustrateur anonyme.

Une anthologie réussie demande un travail de longue haleine. Détectives rétro parut en février 2014, près de trois ans après qu’André-François Ruaud en ait ébauché le projet et m’y intéressa puisqu’il me proposa de le diriger en sa compagnie. La chronologie éditoriale bouleverse souvent l’ordre des publications, comme ce titre commencé en 2011, bien avant la plupart de ceux recensés dans cette brève et longue bibliographie. S’il existe un ouvrage qui m’initia à la fabrication du livre, le travail en coulisses qu’il nécessite depuis l’idée jusqu’à l’objet vendu en librairie, c’est celui-ci.

Après la recherche des nouvelles susceptibles de convenir, forcément excitante quand la littérature empoussiérée plaît autant qu’à moi, l’élaboration à long terme m’apprit les rudiments qui président à toute publication, augmentée par la difficulté de manier plusieurs sources pour les accorder. L’aspect collaboratif ne me causa nul souci. Peut-être est-ce un tempérament surprenant, mais j’apprécie toujours mieux n’importe quelle activité créative réalisée en commun, lorsqu’elle n’implique aucune hiérarchie. Question de chaleur et d’émulation, d’ivresse partagée même, quand la somme des expériences de chacun grandit la création plus qu’elle ne l’aurait été d’une seule. Ce voyage au long cours avec André-François, capitaine expérimenté depuis son premier Yellow Submarine, ressembla à une croisière, certes parfois mouvementée, mais quel intérêt présenterait le calme plat lors du trajet ?

Pêle-mêle, je fis l’apprentissage d’une kyrielle de compétences, le recueillement ciblé, par exemple. Les pièges du hors sujet pullulent quand l’enthousiasme guide la sélection, comme il altère parfois le jugement en confondant l’affection pour un texte et sa valeur littéraire objective afin de convenir aux yeux de futurs lecteurs. J’approfondis mes maigres connaissances en anglais, aidée dans ma pratique maladroite par un enseignement imprévu venu de l’extérieur. D’abord, quand un certain traducteur, Jean-Daniel Brèque, tenta de me discipliner à son art pour un excellent roman policier de Fergus Hume, sans succès malgré un départ prometteur — cependant, qui sait ce que l’avenir nous réserve. Ensuite, quand un autre certain traducteur, Lionel Evrard, se mit en tête d’accélérer le mouvement et m’obligea (presque) à me jeter dans le bain avec un pavé en version originale, 11/22/63 de Stephen King, pas moins ! Je dois dire que les exercices améliorèrent ma lecture jusqu’alors not fluently et me permirent de réviser ma première traduction pour Détectives rétro, parce que je percevais les hiatus entre les deux langues.

Georges Conrad, pour J. Lermina.

Mais trêve de mes aventures éducatives au pays des traducteurs, toujours distrayantes, elles pourraient dévier mon fil actuel, car j’appris bien d’autres choses : la relecture, l’attention requise pour la mise en page, la forme et la taille qu’aura  l’objet,  les contraintes des illustrations,

 

Biron-Roger, pour F. Mauzens.

quelques notions typographiques, l’assemblage de nouvelles disparates en une progression intéressante, etc., et l’importance de choisir un bon titre ! Il faut impérativement penser avec sérieux à ces quelques mots, notre bannière sur la couverture, qui se doit d’être, elle-même, une invite à prendre le livre. Je ne le savais pas à ce moment-là, mais nos échanges, parfois frénétiques d’angoisse ou d’excitation, entre anthologistes associés me formaient solidement pour un projet encore à l’état d’idée fantasmée, Bestiaire humain.

Pulp (c. 1900)

Détectives rétro parut donc en février 2014, André-François et moi soufflions un soupir d’immense soulagement, et somme toute, plutôt contents de nous : notre anthologie nous plaisait beaucoup. Et heureusement, elle séduisit les amateurs d’investigateurs à l’ancienne, ces enquêteurs charmeurs ou géniaux que l’on découvrait dans les pages des périodiques dès la fin du XIXe siècle. Nos introductions ont conservé toute leur pertinence — celles de l’ensemble des participants du projet, j’entends, nous n’étions pas seuls à concocter ce bel étalage d’énigmes, voyez le sommaire. Le curieux était assuré de découvrir des textes peu courants, voire tout à fait rares, d’origine anglo-saxonne et francophone : je suis fière d’avoir exhumé quelques récits méconnus de Jules Lermina et de Frédéric Mauzens. Pour nous complaire, le lecteur a aimé ce volume, un « long cours » comme on dit en édition, qui continue lentement mais sûrement sa carrière de livre.

 

Panorama illustré de la fantasy & du merveilleux, (dir.) André-François Ruaud, Les Moutons électriques, 2015.
Panorama illustré de la fantasy & du merveilleux, 2015.

Le « Pano » nom de code affectueux que nous lui donnons entre nous, est surtout le grand œuvre de son directeur de publication. La première mouture, épuisée, datée, lui revenait déjà, et quand il décida de la rééditer, André-François lui impulsa plus qu’une révision, mais bel et bien une renaissance. Une belle aventure commença dans l’euphorie dès le lancement participatif, avec une des plus jolies maquettes promotionnelles réalisées par Mérédith Debaque, jusqu’à l’arrivée du premier exemplaire, transporté dans les valises de son éditeur parti visiter l’imprimerie tchèque qui le fabriquait. Par la meilleure coïncidence, André-François terminait son périple chez moi, pour une rencontre annuelle entre amis amoureux des livres, quelle plus belle occasion pour découvrir l’objet de nos fantasmes durant toute une année.

Photo A.-F. Ruaud.

 

Le Panorama fit sensation : avait-on vu depuis longtemps si superbe volume dédié à aux récits merveilleux ? Nous nous ébaudissions de la jaquette et du coffret qu’avait réalisés Sébastien Hayez, de la qualité du papier, des prouesses de l’imprimeur pour respecter les couleurs des illustrations, etc., et tout de même, de la profusion des articles. Tout cela pour dire que j’eus le privilège, en tant que lectrice, d’ouvrir notre beau monstre la première.

 

Ferme-l’œil, Ill. de Jacqueline Ide, 1954.

Pendant plus d’une année, le Panorama a occupé nos pensées, ou plus exactement celles de son maître d’ouvrage, mais je crois pouvoir prétendre que je l’ai souvent accompagné. Je savais combien la pression peut s’appesantir à la confection d’une anthologie, une tension expérimentée non seulement en duo pour Détectives rétro en 2014, mais aussi en solo avec Bestiaire humain que j’étais en train de monter chez Bibliogs. Je suis témoin du travail phénoménal fourni par André-François pour écrire des essais intéressants et pérennes, pour suivre les auteurs et spécialistes qui avaient accepté de se joindre à l’élaboration du contenu, pour mettre en page chaque article et insérer les illustrations en veillant à l’esthétique de l’ensemble et à la qualité de chacune. Pour compléter l’imagerie de documents originaux, il rendit visite aux collectionneurs — à propos, quatre jolis artbooks de la féerie verront le jour en 2017, en collaboration avec l’un d’eux, Philippe Poirier — et séjourna un long week-end dans ma maison bibliothèque. Nous avons compulsé des heures les albums de contes et de fantasy ancienne que je possède ; je les sortais des rayons, lui les feuilletait, me les montrait, nous discutions chaudement de leur mérite, il empilait les élus, je les numérisais… et toujours, nous bavardions, rions et nous émerveillions. Grâce au Ciel, la maisonnée veillait à nous nourrir et nous distraire, mais travailler dans ces conditions comble à satiété le plaisir d’accomplir une tâche aimée, le temps fila et le séjour s’acheva trop vite.

Au Pays Bleu,ill. de Raylambert, 1941.
« She felt herself changing. » Ill. de Charles Robinson, 1913.

Quelques mois avant la parution du Panorama, comme toujours dans les grands desseins éditoriaux, la pression s’aggrava, doublée de l’anxiété née de l’attente des articles tardifs… et de ceux qui finalement n’arrivent pas. À l’époque, je menais mon projet d’anthologie en même temps que je m’efforçais d’écrire un roman, le premier de mon existence. Autant dire que mes incertitudes d’écrivante apprentie me plongeaient dans des gouffres d’angoisse, je crains cultiver à la fois un doute permanent de mes compétences et des manies de perfectionniste, un mélange implosif.

Reineke Fuchs, lithographie de J.D. Neranzi, 1895

Certains affirment que je suis compliquée, ils ont raison, mais si ma vie intérieure était simple, je crois que je n’écrirai pas. Ce roman encore sans titre m’avait été commandé par… mais oui, par le même qui dirigeait le Panorama. Pourtant, alors qu’une date ferme avait été retenue pour la remise du manuscrit, André-François me pria de la retarder afin de lui écrire plusieurs articles. Je dois avouer qu’à ce moment, j’ai pensé que mes qualités en fiction ne valaient pas celles qu’on apprécie dans le genre essai pour que mon éditeur me demande de l’abandonner en cours. Aujourd’hui, je suis persuadée que l’obligation a pris le pas, les affaires éditoriales sont parfois cruelles et je fais partie de la maison.

Je ne regrette pas cette temporisation. D’une part, comme je le disais, l’aventure était vêtue d’atours séduisants, avoir participé à leur confection m’enchante. D’autre part, l’expérience, pour longue et difficile à comprendre qu’elle fût, se révéla profitable. Elle m’apprit que j’avais au moins une qualité : l’acharnement. Il semble bien qu’incapable de renoncer un projet d’écriture avant de l’avoir mené à terme, je m’y accroche comme une bernacle sur une coque de navire, quels que soient le temps qu’il demandera et les écueils rencontrés en cours de route, ou mes pires états d’âme. Elle m’a enseigné également la valeur de certaines amitiés, fortes, pas toujours tendres, qui ne m’ont pas tenu la main, mais m’ont aidée à la tenir seule et bien droite en me donnant la conviction — et quelques grigris pour la soutenir qui me souriront à jamais — que je pouvais, que je devais écrire.

Almanach illustré des contes de fées 1932, ill. de Gaston Niezab.

Voilà comment je rédigeai six entrées pour ce splendide volume, il trône désormais sur un rayonnage et je l’ouvre parfois pour me régaler le regard. Ballade des conteuses du temps jadis, Un Pinocchio russe par Alexandre Tolstoï, John Bauer au secret des lacs et des forêts, Philip Pullman les royaumes des possibles, Pierre Dubois la promenade de l’ogre, Le royaume populaire des fées au passage des Petites-écuries… sans fausse modestie, les titres que j’ai inventés pour mes articles sonnent comme des invitations à rêver. Chacun m’a plongée dans l’univers original de personnalités dotées d’un imaginaire riche et complexe que j’apprécie depuis longtemps. Si je n’ai pas percé tous leurs secrets, ils m’ont livré de nouvelles connaissances et bien des surprises, heureuses ou dramatiques, joyeuses aussi.

Il Était Une Fois 80 contes, ill. de Jacques Liozu, 1955.

Passionnée, j’ai tenté de rétablir la réputation des conteuses, qualifiées sans raison de précieuses quand elles exploraient une forme de la littérature encore inconnue à une époque où le féminisme n’existait pas. Les fées des Petites-écuries sont de vieilles amies, leur accorder quelques mots ne nécessitèrent aucune peine. Aborder Philip Pullman par le biais de son admiration pour l’artiste étonnant du XVIIIe siècle, William Blake, et mieux comprendre sa trilogie de la Boussole d’or s’est révélé intéressant ; tout comme cerner le personnage d’Alexandre Tolstoï afin de percevoir la raison de la célébrité de son Pinocchio en U.R.S.S.

Broučci, ill. de Otakar Štáfl, 1941.

J’ai adoré rédiger le portrait de Pierre Dubois, qui m’a donné l’occasion de le rencontrer, un souvenir mémorable, et de le photographier en ogre bienveillant. Quant à retracer la trop courte carrière de John Bauer : que j’aie pu rédiger l’histoire, certes brève elle aussi, de cet illustrateur suédois dont l’imagination et le talent me remplissent d’admiration, je considère que ce fut autant un honneur qu’un bonheur personnel.

Pour conclure mes effusions, je manifeste un orgueil tout à fait justifié d’avoir contribué à la rédaction du Panorama illustré de la fantasy & du merveilleux, une publication rare qui permit aux bibliographes d’exercer leurs talents.

¹ Note : Le grand œuvre d’André-François est aujourd’hui indisponible, la belle édition papier épuisée, mais il est question de la renouveler sous la forme de publication numérique.

(À suivre)

 

Ill. de John Bauer pour Bland tomtar och troll (1907-1916).

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