Tout à l’heure, j’ai cédé à la raison. J’ai posté pour les dernières corrections une nouvelle, qui sera publiée dans l’anthologie en cours de finalisation, un projet préservé depuis sa conception par une espèce de secret comme celui qu’on garde pour vivre heureux quelque temps. Une nouvelle, ce n’est pas grand-chose, et pourtant elle aura été chargée de plusieurs mois d’attention tour à tour inquiète, enthousiaste, désespérée ou au contraire pleine d’espoir. Pourquoi ? Probablement parce que je souffre d’un rapport passionnel avec les mots, et si j’ai été encouragée chaudement à écrire, il a fallu que je combatte à la fois un manque total de confiance en mes supposés talents, enchevêtré à une arrogance peu flatteuse pour l’humilité que je ressens pourtant : si j’écris pour être imprimée, il faut que ce soit bon.
Bref, c’est fait, je veux dire, ce sera imprimé et je ne dirai pas que c’est mauvais, sous peine de me prendre une volée de bois vert par… hem, mes victimes depuis un long moment.
Cette nouvelle s’est imposé à la vue d’une photo anonyme. Un ressac de souvenirs a déferlé, la plupart nés de mes imaginations depuis l’enfance, bribes de choses vécues à cet endroit, il y a si longtemps. Je l’ai écrite très vite, elle a plu, alors je l’ai augmentée, diminuée, modifiée, biffée, remodelée, un enfer ! Heureusement, plusieurs Virgile (mes victimes) aux méthodes diverses, douces ou musclées, m’ont assistée ; il fallait bien ça pour me tirer et me pousser, je le crains.
Sincèrement, j’ai toujours autant la trouille, et je dois avouer que je suis une angoissée de la plus belle sorte, mais je vis aussi l’immersion comme un poisson dans l’eau découvrant la mare trouble et pleine de surprises que son bocal aseptisé lui avait toujours refusé. Depuis l’initiation de ce projet d’anthologie, on m’a commandé deux romans… bon, d’accord. J’ai accepté de replonger en enfer et j’espère que le résultat plaira suffisamment aux éditeurs qui m’honorent de leur confiance pour qu’ils les impriment.
Si je vous dis qu’en écrivant laborieusement ce statut sur le clavier de la tablette, j’ai encore modifié quelques broutilles dans mon récit, alors que j’avais promis…
Et si je vous dis que j’ai écrit ce statut pour m’engager à continuer ce que j’ai commencé, parce que l’annoncer publiquement confère à l’engagement la mise en jeu de l’amour-propre véritable, alors qu’entre-soi, on s’arrange pour se donner de bonnes mauvaises raisons à ne rien faire.

***

Le brouhaha autour d’eux s’était apaisé. Entre les murs les rumeurs des conversations s’alourdissaient, et nul ne semblait désireux de quitter sa place, pas même la serveuse accoudée nonchalamment au comptoir. Il lui sembla que la lumière des néons était plus douce, elle glissait à présent sur la chevelure de la femme sans se briser aux stries blanches, éveillant des nuances chaudes de châtaigne. Il s’éclaircit la voix d’une petite toux un peu rauque et demanda plus sèchement qu’il ne le désirait :
« Tu es allée chez le coiffeur ?
— Non, bien sûr que non. »
Elle s’agita, indécise, et enroula dans un geste familier une mèche de cheveux autour de son index avant de le retirer précipitamment. La boucle qui se forma ne s’étira pas et fit une croche surprenante sur sa joue. Il s’amusa de voir la virgule tire-bouchonnée s’attacher au visage toujours confus de sa voisine. Elle reprit, défiante :
« Tu sais pourtant que je ne vais jamais chez le coiffeur, il se poserait des questions.
— Je voulais dire : tu as fait ce machin, une teinture ?
— Non plus, je n’ai rien fait.
— Bon… »
Elle avait arrêté de manger et contemplait l’homme qui mastiquait. La question l’avait prise de court. Elle savait que lui en demander la raison n’engendrerait qu’un grognement réprobateur. Elle cherchait à deviner ce qui l’avait motivée dans le dessin de la mâchoire prognathe qui se démenait férocement sur le lard. La courbe était plus souple et détendue. Il s’aperçut qu’elle l’observait et rougit, à son tour penaud. Il n’aimait pas quand elle décidait de percer la barrière imperturbable qu’il avait érigée. Pour garder contenance, il redressa les épaules et affermit son port de tête de cette torsion latérale qui n’appartenait qu’à lui. Le geste de diversion déclencha l’hilarité muette de la femme qui le voyait préparer un tour malicieux dont il avait été coutumier, avant.
« Tu sais, j’ai une idée stupide, » déclara-t-il avec solennité.
Elle se mordit la lèvre inférieure et attendit.
« Regarde ! »
De la pointe de son couteau, il fit sauter un petit pois de son assiette. La bille s’éleva à quelques centimètres et parut trembler dans l’air chaud du ventilateur sans se décider à retomber. L’homme et la femme s’étaient figés pendant le vol, retenant leur souffle. Le silence régnait aussi sur la salle, seules les pales ronflaient sourdement, unique respiration laborieuse.

— extrait de Cyclade qu’on peut lire en entier en se la procurant chez l’éditeur, ici : Bibliogs, en excellente compagnie dans l’anthologie Bestiaire humain.

Un jour, là, en juin 2015

Photo anonyme. Les vestiges du temple de Poséidon au cap Sounion, Grèce.

Mardi 13 juin 2017. Les romans sont parus, deux autres nouvelles ont suivi le chemin identique, j’ai d’autres projets… Et si j’ajoutais que rien n’a changé, pourtant, dans mon existence de poisson troublé depuis cet autre juin en 2015 ? Et si j’avouais que j’ai modifié un mot dans l’extrait, encore ?

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