Je marche dans la rue où se situe l’immeuble de rapport dont nous occupons l’appartement vétuste en plain-pied durant cette semaine de vacances. Comme la baleine grise affleure en pleine mer, la chaussée goudronnée soulève un dos arrondi et vogue vers la fin du goulot entre les hautes rangées de maisons jaunes. Au bout, l’horizon lumineux fendille d’échos scintillants les murs que quadrillent les carreaux encadrés de persiennes. Par la trouée, la mer en bas de la ville achemine ses murmures ; vagabonds, ils chuchotent de légères buées d’embruns sur les vitres puis s’évanouissent sous les éclats de soleil. J’évite les poubelles que les chats et les chiens errants ont renversées la nuit sur le trottoir, ils ont parsemé le chemin des restes de leurs agapes et de monticules bruns et ocre qui en résultent. Un effluve sucré sourd en volutes de l’issue du boyau pour se confondre à l’odeur fade montée du sol en ce mélange douceâtre et familier des parfums de l’enfance. J’ai dans la main bien serrée de la monnaie ; je me souviens : Cherbourg, la boulangerie, le pain tiède et le long de cette ruelle, les premiers pas vers la liberté.
Dans le passage étroit que baignent les ombres et les lueurs à l’orée de mon existence, je ralentis, heureuse de ressentir la joie secrète que j’éprouvais alors à courir la simple aventure d’aller seule, au bout de la rue, découvrir le monde. La bulle temporelle est si parfaite qu’il suffirait de m’arrêter pour retrouver l’exubérance intérieure qu’accompagnait l’exploration réelle ou imaginaire. Mais j’accélère au contraire, jusqu’à heurter l’horizon devenu sombre et rugueux entre-temps.
Désorientée, je cherche le boulevard qui croisait là ma ruelle pour descendre vers le port, et sur la gauche, en haut vers les terres, au deuxième pas-de-porte, je verrai la vitrine garnie de baguettes, de bâtards, de ficelles et de pains ronds et secs qu’on craquelle dans la soupe comme les marins. Dans le nouveau mur de l’impasse, une porte est béante, il en sort des rafales de voix grondantes et des claquements de voiles au vent. Une poussée vigoureuse dans le dos me propulse dans la salle et je trébuche sur la marche minuscule qui précédait le seuil. La tête baissée, je bouscule une personne et l’agrippe pour ne pas tomber, toute ma monnaie dégringole sur le carrelage dans un vacarme assourdissant. Pourtant, aucun trouble n’agite à cette entrée fracassante l’assemblée d’inconnus agglutinés autour de l’estrade ; de cette foule proviennent les discours et les applaudissements que j’ai entendus dehors. Je ramasse éperdue les pièces éparpillées quand une paume osseuse recouvre la dernière avant moi : « Te voilà enfin ! C’est bientôt ton tour. » Mon tour de quoi ? Encore en enfance, je cherche un manège, je n’ai jamais aimé ces tours dans des jouets toujours trop petits pour la gamine trop vite grandie.
La main me tend le sou qu’elle a saisi puis m’agrippe le bras et m’entraîne vers l’estrade ; bien que je la distingue parfaitement, persuadée de la connaître dans une vie future, j’ignore quelle est cette personne liquide dont les traits se diluent et se modifient continuellement. « Tu as le livre ? Où sont tes papiers ? » Affolée, je fouille mes poches, elles sont vides et j’ai oublié mon sac, mon cerveau s’emballe à la recherche des éléments d’une réponse dont l’évidence m’assomme : le livre. Malgré l’énergie décuplée de mes efforts, je n’ai aucune idée de ce qu’il contient quand, sur la table de la tribune près de la guillotine, je l’aperçois à la seconde où l’énorme houle mémorielle submerge mes synapses. Je balbutie : « Ce livre ? » en le montrant du doigt, puis, hâtivement, dans un plan monté en urgence au milieu des épaves échouées du raz-de-marée, je porte l’index à la tempe et j’affirme sans ciller que tout est en mémoire. Mon interlocuteur anonyme m’adresse un large sourire d’ivoire en rencoignant les orbites creuses de ses yeux sous sa capuche et je me demande avec désespoir comment organiser ma pensée dans les trente secondes qu’il me reste avant l’exécution.
Dédicace à tous les panic(wo)men.