…Mais c’est encore bon.

 

(Précédemment)

 

Jeunes détectives, les vies (dir.) Vivian Amalric, Les Moutons électriques, 2014.
Jeunes détectives, les vies. Couverture par Sébastien Hayez.

Cet essai collectif ne manque pas moins de charme que le précédent. Dans un autre domaine puisque nous abordions là les territoires de nos enfances et les personnages qui peuplaient leur histoire. La littérature jeunesse, souvent boudée par les chroniques dites adultes, enfonce pourtant ses racines profondément dans notre culture. Non seulement, elle est le portail qui ouvre notre appétit pour la lecture et nous apprend les saveurs de la chose écrite, comme la nourriture variée diversifie nos goûts alimentaires, mais elle est aussi la source de nos premiers émois littéraires. Il me semble qu’enfant, je m’engouais d’une série qui satisfaisait en moi la découverte de l’inconnu, rassurée par un même guide, roman après roman. La passade s’achevait rapidement, car le temps se contracte et se dilate infiniment plus à l’âge de l’école primaire, quand une journée d’ennui peut s’allonger autant qu’une semaine tandis qu’une activité passionnante ne dure jamais assez longtemps — le temps ne file régulièrement que pour les adultes préoccupés d’une multitude d’obligations qu’ils s’infligent. Cependant, bien qu’éphémères au regard d’une vie boulimique de lecture, les héros parfois bien rétrogrades conservent une place affective dans notre mémoire. Ce préambule explique mon enthousiasme immédiat pour le projet, bâti sur le modèle précédent : écrire des docu-fictions mêlant les auteurs et leurs personnages, la biographie et l’imaginaire selon l’ensemble, renseignés avec rigueur pour les raconter dans une histoire — la commémoration de nos enfances littéraires éveilla d’autres ardeurs, j’eus le plaisir de retrouver un complice de jeunesse, Philippe Caille, grand initiateur de fanzines extravagants.

Nancy Drew peinte par Russel H. Tandy, 1930.

J’héritais de Nancy Drew – Alice, nommée ainsi quand, gamine, je lisais ses aventures… parce que je les avais lues, justement. Des trois articles que j’écrivis, celui-ci fut le plus intellectuel au sens où Alice n’est pas une étoile dans mon panorama personnel. Par contre, son existence née au sein d’un syndicat d’auteurs (entendez plusieurs romanciers sous un seul nom pour une production commerciale et ciblée) séduisait la bibliographe que je suis. Les rebondissements multiples de sa longue carrière, de plusieurs générations, me permirent d’en faire autant pendant que je croisais les auteurs, les Alice et les Nancy, et les comparses des uns et des autres.

Le Carré d’As, illustré par François Batet.

Le Carré d’As est une réminiscence assez surprenante d’un groupe de filles mises en scène dans les années 1960 par une femme de lettres, amateur de policier, aujourd’hui méconnue, Odette Sorensen. Leurs exploits d’adolescentes indépendantes, à la mode yéyé, flashaient comme un rappel du power flower que la sage maison Hachette n’hésita pas à publier pour plaire aux graines de progressistes et féministes, façon Salut les copains, n’exagérons rien. L’alternative à Nancy Drew, Américaine libérale, m’amusait beaucoup, tandis que je suivais les pattes d’éph’ de ces lycéennes prêtes un jour à courir au studio de télévision, à la poursuite d’une idole de la chanson, et le lendemain, s’aventurant dans un village abandonné en montagne, au cœur des paysages désolés de pure tradition du retour au Larzac.

La famille H.L.M. illustré par Jacques Fromont.

Avec La famille H.L.M., j’entrais réellement en commémoration affectueuse d’une série enfantine attachante et de son créateur, Paul-Jacques Bonzon. Curieusement, je ne fus jamais grande lectrice de sa série phare, Les six compagnons, même si je les ai dévorés quand ils me tombaient sous la main, à l’instar de beaucoup d’autres romans de la Bibliothèque verte. Je dois préciser que j’ai abandonné tôt l’univers rose, vert, rouge des cartonnés pour m’engouffrer dans l’exploration des livres de poche de taille plus consistante. Mes mœurs d’ogresse expliquent la brièveté de mon parcours enfantin, nourri d’une vingtaine de volumes par semaine en pillant toutes les bibliothèques à ma portée : à relire inlassablement certains titres, mon féroce appétit n’était comblé qu’en partie, j’eus soif d’autres horizons. Paul-Jacques Bonzon, je l’ai redécouvert parvenue à l’âge adulte, sensible et talentueux dans ses romans comme dans les lectures à suivre qu’il offrit à l’Éducation nationale. Les enfants des banlieusards parisiens, installés dans une Habitation à Loyer Modéré, demeurent ceux qui se rapprochèrent le plus de mes expériences sociales, malgré les différences, nombreuses, de nos existences. Leur tempérament, leurs réactions face au monde adulte souvent peu intelligible, leurs enthousiasmes et leurs colères, je les comprenais intimement pendant que je commençais tout juste ma scolarité à l’école primaire. Cette intimité que l’auteur réussit à instaurer lui vient de son métier à l’origine, instituteur, qu’il a exercé à l’aide de la méthode Freinet, une pédagogie chaleureuse soucieuse de l’enfant et de son bien-être… mais je m’égare, l’article est déjà écrit, dans cet essai, justement.

¹ Note : Jeunes détectives, les vies est disponible en version numérique.

 

Le Dico des créatures oubliées (dir.) André-François Ruaud, Les Moutons électriques, 2014.
Le dico des créatures oubliées. Couverture par Amandine Labarre.

De la foulée légère que les enfants adoptent pour caracoler leur échappée en pleine nature, je répondis avec fougue à l’appel des créatures oubliées. Leur dico est le quatrième tome d’une jolie galerie féérique de créations irréelles engrangées par André-François Ruaud, amateur éternel des choses extraordinaires inventées par les gens ordinaires depuis des millénaires. J’avais lu quelques-uns des articles rêveurs qu’avait rédigés l’éditeur, et néanmoins directeur de la publication, mais aussi ceux de plusieurs plumes inspirées, comme celle de Timothée Rey qui me fit tellement rire et m’étonner que je m’empressai de réclamer ses recueils de nouvelles parues aux Moutons électriques. Dans le sillage de ma cavalcade, j’entraînai deux camarades. D’abord, Samuel Minne qui céda sans difficulté pour écrire délicieusement l’histoire du psammead, la bestiole étonnante d’Edith Nesbit, une conteuse anglaise non moins remarquable que nous apprécions tous. Une dame dont nous reparlerons, en particulier mon autre ami, embarqué un peu malgré lui, Leo Dhayer, que j’avais sollicité pour me traduire un extrait du poème de l’Écossaise Violet Jacob, The Kelpie, rimé en langue vernaculaire disent les ouvrages ; nous préférerons la qualifier d’un charme trop ignoré, transcrite avec autant de grâce innocente en français par son traducteur occasionnel.

Each-Uisge en gaélique écossais.
The_Kelpie par Thomas Millie Dow, 1895.

Le kelpie me fascine depuis longtemps, je profitai largement de l’aubaine qui me permettait de dresser le portrait de ce cheval d’eau monstrueux, responsable de bien des crimes perpétrés chez les hommes. Il diffère sensiblement des créatures souvent motivées par une main divine ou diabolique, le kelpie est cruel car sa nature est changeante, animale ou humaine. Il commet des meurtres dans les populations qu’il terrorise, indifférent à leur classe sociale, riches ou pauvres, hommes, femmes et enfants le craignent également. J’aimerais un jour écrire une histoire qu’il écraserait de son ombre menaçante, ses travestissements distillent la séduction du danger mortel, ses exactions reflètent les vicissitudes des tueurs en série. Quand je lisais les récits mythiques à son propos, répandus dans toute l’Europe du Nord, j’ai eu l’impression d’aborder un territoire un peu glauque qui dissimulait des atrocités bien réelles de ce genre.

 

Nøkken, par Theodor Kittelsen, 1904.

Le poudoncanoie ne présente aucun rapport avec le monstre précédent. D’ailleurs, rien ne pourrait s’en éloigner plus que ce drôle d’animal, chimère attendrissante d’une basse-cour imaginée pour les enfants par un seul auteur américain, Ben Ross Berenberg, qui confia l’illustration de ce volatile en partie poulet, dindon, canard et oie, à Dellwyn Cunningham.

Mon poudoncanoie, années 1970.

L’oiseau possède en plus de son physique adorable quelques particularités tout à fait personnelles comme parler en vers ou marcher en dansant au rythme des claquettes qu’il exécute, on ne sait comment, grâce à ses pattes palmées.Cet être unique a gagné la faveur d’une préservation officielle dans l’intérêt de la culture de l’humanité aux États-Unis. Pourtant, il n’est guère connu en dehors du domaine anglo-saxon, qui l’oublie aussi bien qu’il ait été honoré, et c’est bien dommage, car ce représentant des minorités et des singularités chante en leur faveur depuis la Seconde Guerre mondiale. L’unique traduction française est parue dans les années 1950, on ne la trouve plus que d’occasion, elle est charmante quoique terriblement tronquée, mieux vaut lire en anglais l’histoire du churkendoose. Ou l’écouter, puisque mes recherches pour écrire cet article m’ont appris qu’un mini opéra lui avait été consacré.

 

Le poudoncanoie illustré par Dellwyn Cunningham, 1946.

6 réactions à “Ce n’est toujours pas de la fiction…

  1. « J’aimerais un jour écrire une histoire qu’il écraserait de son ombre menaçante » : des promesses, toujours des promesses… ^^ Sinon, le traducteur embarqué a bien apprécié sa collaboration occasionnelle narrée ici avec tant d’enthousiasme. Et de la grande Edith Nesbit, nous reparlerons d’ici peu, et peut-être plus tôt que ne le pense l’esthète de mule… (à suivre)

    1. Je finis toujours par accomplir ce que j’ai coincé dans la tête, pas de promesse, une malédiction ! ^^ Contente que tu en aies aussi un souvenir agréable de ce Kelpie. Quant à Edith Nesbit, plut tôt ? Tu veux dire encore plus tôt ou autre chose ?

        1. …alors, je me retire, muette d’interrogation drapée dans sa dignité, en mes appartements : … … … (etc.)

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