Carl Meffert, l’insurrection graphique

Clément Moreau… Carl Meffert sous ce pseudonyme francophone.

Un artiste né en 1903 à Coblence, de naissance illégitime d’un couple qui eut trois enfants, la dernière meurt avec sa mère en 1919. Bien avant, en 1914, le garçon et sa sœur, Lore, sont placés dans des pensionnats charitables ; pour lui : « Ehrwürdigen Brüder der christlichen Liebe ». Sous ce titre traduit littéralement par « Vénérables Frères de l’Amour chrétien » se dissimule à peine un bagne qui louait ses élèves aux usines d’armement en leur dispensant une fruste éducation religieuse réduite au minimum d’endoctrinement. Plusieurs fois, le gamin fugue, retourne auprès de sa mère, puis renvoyé à son calvaire et puni. Sa mère morte pendant sa dernière fuite, il réussit à s’échapper pendant deux ans en vivant d’expédients et au contact des révolutionnaires spartakistes, quand son père, un facteur imprégné de l’idéologie impérialiste, l’attrape et le dénonce ; il est arrêté en 1920 et emprisonné six ans, dont plus de trois en isolement cellulaire. À sa sortie de cette éducation carcérale, il découvre la gravure devient l’élève entre autres de Käthe Kollwitz et en fera l’expression de son insurrection permanente. Il découvre aussi l’amour et avec Auguste Baizel, ils ont une fille, Karen. Trop jeunes et trop instables, leur histoire tourne court et l’enfant sera élevée par la famille de sa femme pendant qu’il part en Suisse — l’État national-socialiste lui refusera à la fin des années 1930 de l’accueillir en Argentine où il s’est expatrié.

Vignette 6 de Fürsorgeerziehung (Maison de Correction), 1928

Au début des années 1930, Carl Meffert réside d’abord deux ans en Suisse comme membre d’une coopérative d’artistes à la recherche d’un nouveau modèle culturel, il y devient exilé politique illégal quand il fuit la répression sanglante durant son séjour à Berlin en 1933, perdant presque tous ses travaux dont ceux réalisés avec Käthe Kollwitz — au cours d’une nuit, il s’échappe, son ami anarchiste Erich Mühsam n’aura pas cette chance et sera pendu dans les toilettes de la prison le lendemain, il en dessinera en 1940 le terrible roman graphique La comedia humana/Nacht über Deutschland. Ne désirant pas travailler aux dépens des graveurs suisses, il vit de façon précaire en alimentant les feuillets et journaux politiques, quoiqu’il ne fut pas fait mention d’une rencontre avec Franz Masereel, l’influence du graveur belge sur sa pratique artistique et la similitude de leur parcours, fidèles tous les deux à la décision politique prise à l’adolescence, les associent indéniablement bien que l’enfance de Carl demeure infiniment plus dramatique. Le premier long ouvrage en 19 vignettes, publié par Carl Meffert, Fürsorgeerziehung (Maison de correction) — 1928 —, un puissant roman graphique en noir et blanc intraitable, se destine à dénoncer l’horreur des bagnes religieux pour les enfants. Il en composera tout au long de sa vie, le contraste monochrome moins violent lorsque sa vie lui sera plus douce — El Chaco, par exemple, au Brésil en 1963.
À Zurich, il rencontre sa deuxième compagne, Nelly Guggenbühl, antifasciste suisse allemande née en 1904 dans une famille bourgeoise, politisée dès son plus jeune âge après un séjour linguistique en Grande-Bretagne où elle est mandatée auprès d’un organisme qui s’occupe des habitants de bidonvilles. De retour en Suisse, la mentalité des associations charitables l’indigne et elle s’oriente vers l’accueil militant des réfugiés. L’influence nazie s’amplifiant et les risques encourus par Carl en situation illégale d’être expulsé vers l’Allemagne pour y être à coup sûr exécuté, Nelly arrange avec le secours de sa parentèle leur départ en Argentine, ils s’y installent en 1935, se marient et auront deux enfants, Argentine et Claudio. Leurs opinions politiques ne leur facilitent pas le quotidien, cependant Nelly devient psychologue pour les enfants et entretient leur foyer avec l’aide ponctuelle des emplois artistiques de Carl Meffert, par exemple quand il enseigne l’art à un jeune garçon nommé Ernesto Guevara. L’anecdote reste savoureuse, mais elle ne présente que le reflet d’une activité incessante de professorat, de publicitaire ou de caricaturiste dans les journaux (il illustre des passages saillants du Mein Kampf d’Adolf Hitler pour en faire connaître le contenu malveillant), d’organisateur de spectacles théâtraux et bien sûr, d’expositions. La communauté cosmopolite qui les entoure leur procure une vie heureuse, elle aurait pu demeurer stable si les généraux allemands installés en Argentine n’avaient pas de nouveau semé leur idéologie fasciste dans le pays. À deux reprises, Meffert doit se mettre à l’abri ; en Patagonie parmi les Indiens avec lesquels les relations s’établissent si cordiales qu’il participe à leur vie et commence la peinture ; en Uruguay où sa femme et ses enfants le rejoignent durant une année.
En 1962, alors que la famille visite quelques mois et pour la première fois la Suisse depuis vingt-cinq ans, l’armée s’empare du pouvoir en Argentine. Avec déchirement, le couple renonce à retourner dans ce pays qu’il considérait comme le leur, devenu de nouveau la proie du fascisme. Établis à Saint-Gall, à quatre-vingts kilomètres de Zurich, ils reprennent le travail. Carl meurt en 1989, Nelly en 1995.

Clément Moreau, alias choisi pour camoufler une identité dangereuse, deux initiales semblables pour continuer de signer ses œuvres de son nom, Carl Meffert. Bien qu’il ait côtoyé nombre d’artistes et galeries, journaux et salles d’enseignement, le graveur fut seulement reconnu dans les années 1970… il est vrai que d’autres n’eurent pas la chance d’être encore vivants quand on s’aperçut du talent de leurs dessins et peintures. Malgré ce sursaut d’hommage tardif, et malgré quelques publications fidèles aujourd’hui, il est à craindre que ses soixante ans d’activité s’oublient rapidement, loin des préoccupations de l’art contemporain programmé de notre triste culture officielle.


Mon souhait, après ce résumé du parcours humain d’un couple que je n’hésite pas à qualifier d’exemplaire, serait que sa lecture attire l’attention sur un graveur de la lignée de Frans Masereel, que j’aime beaucoup, et un élève de Käthe Kollwitz, que j’aime autant et à laquelle on peut ajouter ce nouveau crédit à sa carrière extraordinaire, deux pacifistes notoires. Ce n’est pas le seul, je souhaiterais aussi que l’on note un fait important, que je répète encore une fois : leur militantisme antifasciste, à tendance anarchiste, on ne peut le nier, n’est pas destructeur : ce militant imagine, il bâtit, il tente de survivre au milieu des tourmentes et d’aider à vivre, au risque de la perdre, la vie. Mais qui veut lui ôter, sans aucune forme de procès, en le poursuivant de pays en pays, en le réprimant cruellement, en brûlant son travail, en l’incarcérant, en l’exécutant pour le délit d’idée, pour le délit d’illégalité sur le sol ? L’agression est toujours fasciste, la destruction demeure une caractéristique prédominante, voire capitale, de l’extrême-droite, et hélas, la seule réaction possible est l’insurrection, car personne ne désire mourir privé de sa liberté de penser et d’exister à n’importe quel endroit où il se trouve.

La réflexion de Carl Meffert, couramment citée de manière partielle : « Von beruf bin ich ein emigrant », augmentée par un contexte qui me paraît plus explicite, conclura :

Mensch könnte von meinem leben eigentlich sagen: von beruf bin ich ein emigrant. wo ich auch hin kam, nach kurzer zeit musste ich als emigrant wieder weg. Einfach: mensch wird als emigrant durch die welt gehetzt.*

*Les hommes pourraient effectivement dire de ma vie que je suis un émigré de vocation. Partout où j’arrivais, je devais repartir peu après en émigré. C’est simple : les hommes traquent les émigrés à travers le monde. Traduction artisanale pouvant être rectifiée, merci de me la communiquer.

 

Aufstand (Insurrection), 1938

 

Sources : cet texte a été rédigé à l’aide de différents articles en allemand publié sur internet, de bibliographies de bibliothèques, et de sites d’exposition des œuvres de Clément Moreau/Carl Meffert. Parmi tous, je signale à l’intention des curieux germanophiles l’entretien avec Nelly Meffert-Guggenbühl peu avant sa mort dans Ila Das Lateinamerika-Magazin  et l’article publié par Radio Chiflado – Texte und Töne zum libertären Alltag  , on peut visiter également le site dédié à Clément Moreau. Les quelques photos sont la propriété de la Schweizerisches Sozialarchiv de Zurich (et sont taguées fort disgracieusement pour le rappeler) et je vous invite à explorer un dernier site anglophone qui se consacre à l’exil dans l’art : Arts in exil et offre une superbe galerie annotée à La comedia humana/Nacht über Deutschland.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.