Un pavé indigeste entre les mains, j’ai fini par m’endormir écrasée par son poids, comme ma pantoufle solitaire, avachie sous le sommier en compagnie de moutons trop nombreux pour les compter. Ce matin, en cherchant l’autre chausson toujours introuvable, je claudiquais à travers la maison, découvrant les épaves de la nuit, un verre vide, des miettes de biscuit, l’emballage d’un cachet pour la migraine. Le bouquin de Preston & Child gisait en bas du lit comme un moustique épinglé en plein vol, aussi long et irritant à s’achever que la veille entrecoupée de somnolences, sa couverture froissée par les chutes ainsi que je le suis après cette insomnie, quand il me tombait des mains après m’avoir perdue en chemin. Les auteurs se sont associés pour écrire un thriller qui parle de quête d’éternité au bord de l’Hudson, mais c’est un roman fleuve et bavard qu’ils ont monologué chacun de leur côté, à croire qu’il s’agissait d’une compétition pour ajouter des chapitres dilués, verbeux ; près de sept cent pages pour découvrir l’épilogue lamentable : beaucoup d’eau pour rien. Un grand pli, une déchirure et corné, il a souffert d’avoir offert un soporifique inefficace, son état m’inspire une certaine joie mesquine après les tortures qu’il nous a fait subir aux victimes et moi, La chambre des curiosités a racorni les miennes. J’abandonnai ma quête de la deuxième pantoufle et grimpai pieds nus dans mon bureau. Deux piles de livres cartonnés barraient le passage et quelques autres s’éparpillaient sur le marbre de la table de toilette. Je me rappelle tout à coup les avoir montés aux alentours de quatre heures, pour les classer. Leurs dos rouge et or numérotés par des nombres extravagants ont vaincu mes velléités nocturnes, mais, attirée par les illustrations, j’ai entamé leur lecture. Marco Polo, puis Fils des steppes, sur les traces de Gengis Khan, ses amours avec Roseau-Fleuri, toute une veine littéraire qui métamorphosait sciemment les personnages historiques en héros pour les enfants — c’était écrit dans les introductions et les résumés : des histoires vraies. Au cours d’un épisode particulièrement imaginatif de la vie de l’enfant des steppes, j’ai pensé qu’il était dangereux d’attribuer aux fictions historiques des vertus abracadabrantes, une mystification déplaisante. En affirmant des vérités largement abusives à l’avantage du personnage ayant existé, il me semble que l’auteur dénature une honnête fiction en ramassis de foutaises pour glorifier le destin d’hommes violents. Demeurés dans les mémoires pour leur vie qui modifia l’histoire, la fin occulte délibérément les moyens, ou pire, l’auteur les pare de motivations respectables et d’honneur. De la propagande sournoise et insultante… Les récits pseudo-historiques m’ont énervée dès l’enfance, j’ai toujours préféré les mythes qui non seulement ne déclarent pas qu’ils sont « vrais » mais ne nient pas les comportements cruels ou aberrants. Une heure plus tard, j’abandonnai ces lectures qui m’exaspéraient encore à un âge avancé, d’autant plus quand les récits ne manquent pas de charme littéraire, une sorte de séduction perverse, et bien éveillée, je continuai l’investigation de mes colonnades instables.
C’est un roman de Pierre Pelot qui m’a ravie enfin, avec un titre un peu oublié, Le pays des rivières sans nom ; il n’a pas été réédité depuis vingt ans, j’ai vérifié tout à l’heure. La couverture de Jacques Pecnard comme ses illustrations font honneur à ce très émouvant récit d’anticipation : quand la Terre devenue un centre commercial et technologique régie par un gouvernement mondial, une fillette est recueillie par un homme sauvage des derniers territoires naturels, sur le point d’être conquis. L’adolescente faisait partie d’une expédition de chasse aux oiseaux menée par son père, directeur d’une compagnie d’exploitation des plumes ; elles valent une fortune depuis que les animaux ont disparu victimes de la pollution et sont à la mode. Les oiseaux se sont réfugiés ici, dans les terres arctiques, quand ils ont perdu leur instinct migratoire.
La rencontre entre le sauvage et les civilisés en chenillard est brutale. Traqué par les armes modernes, le premier piège les autres sur la surface de glace fragile qui recouvre l’une des rivières sans nom, des cours d’eau qui se déplacent au gré des sécheresses et des grands froids humides. Le véhicule sombre dans une fracture de l’étendue gelée, seule l’enfant survit à la noyade. Le chasseur décide de la sauver de la mort prochaine sous les crocs des loups.


Pollution, libéralisme à outrance, mécanisation de l’espace et de la pensée, l’ordre confortable a si bien gagné qu’il a fallu réveiller les intelligences en ouvrant des classes de « Révolte ». Une initiative ambiguë pour cette société, peut-être un ultime sursaut de sauvegarde, qui aidera cependant à établir la communication entre les deux personnages aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils vivaient sur des planètes étrangères. Un beau roman initiatique que le temps patine d’une dimension tragique et toujours actuelle.

Les champs sont devenus des usines, et les plantes, les légumes poussent en laboratoire. Les insecticides ont fait le vide… La terre est une machine, Manhoudh, une gigantesque machine… Tout est facile, c’est l’âge d’or…

Une réédition serait la bienvenue, mais il semblerait que les récits complexes sont devenus trop compliqués pour les lecteurs… le phénomène m’étonne quand même, j’en suis une aussi, une lectrice.

Un jour, là, en février 2016

 

Couvertures : La chambre des curiosités, Preston & Child, Archipel 2003 — Marco Polo à travers l’Asie inconnue, Jean Riverain, ill. par Raoul Auger – G.P. 1961 — Fils des steppes, Yvonne Girault, ill. par Pierre Le Guen – G.P. 1964 — Le pays des rivières sans nom, Pierre Pelot, ill. par Jacques Pecnard – G.P. 1973.

3 réactions à “Au pays des rivières sans nom

  1. Chouette! (Je ne comprends pas le système, il se peut que j’aie déjà envoyé ce riche commentaire…)

  2. Merci ! (Si, tu l’as bien utilisé, ce système, et c’est encore mieux de l’avoir écrit deux fois pour être sûr que la richesse soit distribuée ^^)

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